"Cela reste compliqué pour un musulman français de s’exprimer dans le débat public"
Après l'exécution de l'otage Hervé Gourdel, de nombreux musulmans ont souhaité condamner l'Etat islamique. Francetv info a interrogé la sociologue Amel Boubekeur sur la parole des musulmans dans le débat public.
Depuis l'assassinat du Français Hervé Gourdel par un groupe lié à l'Etat islamique (EI), le 24 septembre en Algérie, la communauté musulmane a multipliés les initiatives, en France, pour condamner cet acte terroriste. Tribunes dans la presse, rassemblement devant la Grande mosquée de Paris, messages sur les réseaux sociaux, les musulmans tiennent à exprimer leur dégoût des actes perpétrés par l'EI et leur solidarité avec la communauté nationale.
Mais certains musulmans ont également lancé une campagne pour exprimer leur lassitude d'être obligés de s'excuser pour des actions sanglantes avec lesquelles ils n'ont rien à voir. Ils dénoncent les raccourcis qui les associent trop souvent, en tant que musulmans, aux crimes du groupe jihadiste. Décryptage avec Amel Boubekeur, sociologue spécialiste de l'islam en Europe et chercheuse associée au Centre Jacques-Berque, à Rabat (Maroc).
Francetv info : Quel regard portez-vous sur la mobilisation d'une partie de la communauté musulmane contre l'Etat islamique ?
Il s'agit surtout des institutions considérées comme légitimes par le gouvernement, à l'image du Conseil français du culte musulman (CFCM) de Dalil Boubakeur. Notons que certaines organisations se sont désolidarisées de l'appel à manifester devant la Grande mosquée de Paris, comme le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), qui sans soutenir l'EI dénonce la culpabilisation systématique des musulmans français. On assiste un peu à une guerre entre les institutions régulières d'une part et celles qui souhaitent être plus indépendantes du pouvoir d'autre part.
De nouvelles voix musulmanes prennent part au débat, en dehors de ces guerres institutionnelles. ll s'agit d'intellectuels, de professeurs, de musulmans lambdas qui, en raison de leur humanité, condamnent les actes barbares de l'EI. Pour autant, ils sont parfois gênés par l'injonction à se justifier qui vient des médias, en raison de leur identité. Ils peuvent avoir l'impression d'être instrumentalisés pour correspondre à l'image de ce que doit être le "bon" islam en France. Cela reste compliqué pour un musulman français de s’exprimer dans le débat public.
Certains musulmans expriment leur lassitude sur le fait d'être obligés de s'excuser pour les actes des jihadistes...
Les médias ne leur demandent pas leur avis sur les sujets qui les concernent, mais on vient les chercher quand il s'agit d'une affaire extérieure comme l'Etat islamique. L'Etat ne parvient pas à leur parler directement. Par exemple, en 2004 en plein débat sur le voile à l'école, Nicolas Sarkozy est allé chercher le soutien d'une autorité religieuse en Egypte plutôt que le dialogue avec les musulmans de son pays. Ce détour par l’extérieur a été ressenti comme une incapacité de l'Etat à pouvoir parler aux musulmans de France.
Comment faciliter la parole publique des musulmans en France ?
Les médias doivent essayer de mettre en lumière une parole plus diversifiée et moins caricaturale des musulmans. Pour cela, il suffit de ne pas inviter toujours les mêmes imams sur les plateaux de télévision. Il est également nécessaire de faire face à la parole publique des musulmans en les écoutant sur les affaires qui les concernent. Il s'agit de s'intéresser aux musulmans comme acteur du débat public français, et non pas comme liens avec le monde arabo-musulman.
De leur côté, les musulmans gagneraient à sortir de cette opposition avec les institutions françaises, de ce "je t’aime, moi non plus". Enfin, les politiques ont le devoir de clarifier leurs attentes vis-à-vis du monde musulman. Quand certains politiques affirment que les jeunes qui partent faire le jihad [en Syrie et en Irak] se vident de leur identité française, c'est à mon avis faux et cela ne permet pas de trouver des solutions aux problèmes. Le gouvernement français se doit de construire une politique cohérente afin de se montrer solidaires des choses positives et non pas se désolidariser sans cesse des choses négatives.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.