Pourquoi la guerre dans la bande de Gaza fragilise les relations entre Israël et l'Egypte

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Des déplacés ayant fui Rafah installent des tentes au milieu des ruines de bâtiments à Khan Younès, dans la bande de Gaza, le 16 mai 2024. (AFP)
Le Caire s'inquiète des conséquences de ce conflit qui se déroule à sa frontière, craignant notamment un afflux de réfugiés gazaouis. Le début des opérations militaires israéliennes à Rafah fait grimper la tension.

Ils se renvoient la balle. Le Caire et Tel-Aviv se sont mutuellement accusés, mardi 14 mai, d'être responsables de la fermeture du point de passage de Rafah, le seul entre la bande de Gaza et l'Egypte, qui réduit drastiquement la quantité d'aide humanitaire qui entre dans l'enclave. "Le monde attribue la responsabilité de la situation humanitaire à Israël, mais la clé pour éviter une crise à Gaza est désormais entre les mains de nos amis égyptiens", a assuré le ministre des Affaires étrangères israélien, Israël Katz, sur X. En réponse, son homologue égyptien, Sameh Choukri, a dénoncé "catégoriquement la politique d'Israël de tordre les faits et de se dégager de sa responsabilité". La "catastrophe humanitaire" dans l'enclave palestinienne est "le résultat direct des atrocités commises de manière indiscriminée par les Israéliens", a-t-il ajouté.

Ces échanges illustrent la tension entre Le Caire et Tel-Aviv, dont les relations sont mises à rude épreuve depuis le début de l'opération militaire israélienne dans la bande de Gaza. L'Egypte est pourtant le premier pays arabe à avoir normalisé ses relations avec Israël et, depuis 1978 et les accords de Camp David, les deux voisins sont en paix. "Avant le 7 octobre, l'Egypte coopérait avec le blocus imposé par Israël à Gaza depuis 17 ans", rappelle Timothy E. Kaldas, directeur adjoint du Tahrir Institute for Middle East Policy, un groupe de réflexion basé aux Etats-Unis. Cette collaboration s'explique par la méfiance du Caire envers le Hamas, ainsi que par sa dépendance "à l'aide américaine, notamment militaire, régulièrement conditionnée à l'acceptation des desiderata israéliens", remarque Thomas Vescovi, chercheur et auteur de plusieurs ouvrages sur l'histoire d'Israël et des territoires palestiniens occupés.

Une guerre qui menace la stabilité de l'Egypte

Mais la vaste opération israélienne dans la bande de Gaza a eu des répercussions profondes en Egypte. Les attaques des rebelles houthis du Yémen, en soutien au Hamas, ont "fortement perturbé" le trafic maritime commercial en mer Rouge, note Timothy E. Kaldas, professeur de relations internationales et spécialiste de la politique étrangère égyptienne. De ce fait, le nombre de cargos empruntant le canal de Suez a fortement chuté depuis décembre, selon le bureau des statistiques britannique, avec de lourdes conséquences économiques pour l'Egypte, déjà touchée par l'explosion de sa dette publique et une inflation galopante.

"La guerre menée par Israël est extrêmement impopulaire au sein de la population égyptienne, déjà en colère contre le régime d'Abdel Fattah al-Sissi. Il a donc intérêt à ce que la crise humanitaire à Gaza n'empire pas au point de menacer la stabilité dans son pays."

Timothy E. Kaldas, professeur de relations internationales

à franceinfo

Le Caire redoute aussi l'afflux de réfugiés gazaouis dans le désert du Sinaï, qui borde le sud de l'enclave palestinienne. "C'est d'abord une question de principe, car à chaque fois que des Palestiniens ont été chassés de leurs terres par Israël, ils n'ont jamais pu y revenir", souligne Thomas Vescovi. C'est aussi un enjeu de sécurité pour l'Egypte. "Le président Abdel Fattah al-Sissi estime qu'un déplacement massif de population présente le risque que des membres du Hamas transfèrent leurs activités dans le Sinaï", explique Timothy E. Kaldas. "Or, selon le chef d'Etat égyptien, des attaques menées depuis l'Egypte ouvriraient la voie à une réplique militaire israélienne, mettant en péril les accords de paix de Camp David."

Le Caire s'oppose donc à l'offensive annoncée de longue date par Israël contre la ville de Rafah, qui borde sa frontière, de peur de voir les déplacés gazaouis qui s'y sont massés tenter d'entrer sur son territoire. Le 6 mai, l'armée israélienne a malgré tout ordonné aux civils d'évacuer certains quartiers de Rafah, et engagé d'intenses combats dans l'est de la ville. "Cette avancée est perçue comme une menace par l'Egypte, car les forces israéliennes ont désormais la main sur les entrées et sorties au point de passage de Rafah", constate Thomas Vescovi. Le Caire redoute aussi de voir Tel-Aviv prendre le contrôle du "corridor de Philadelphie", une zone tampon à la frontière entre Gaza et l'Egypte, où le renseignement israélien affirme que se trouvent des tunnels du Hamas. Cela aussi "pourrait être légitimement perçu comme une violation des accords de Camp David", estime Thomas Vescovi.

Le début des opérations à Rafah a en outre coïncidé avec le rejet par Tel-Aviv d'un accord de cessez-le-feu approuvé par le Hamas. Un camouflet pour l'Egypte, qui avait négocié cette pause humanitaire aux côtés des deux autres médiateurs, le Qatar et les Etats-Unis. "Dès les premiers jours du conflit, [Le Caire] a contribué à organiser de premières discussions sur la libération des otages israéliens et un cessez-le-feu", rappelle Thomas Vescovi.

"L'Egypte considère que la question palestinienne est sa chasse gardée (...) et que toute négociation doit passer par son intermédiaire."

Thomas Vescovi, historien

à franceinfo

Lors du dernier cycle de discussions, Le Caire "a eu le sentiment d'avoir tout mis en œuvre pour éviter une opération militaire [à Rafah] dont tout le monde pense qu'elle sera un désastre", décrypte Timothy E. Kaldas. "Mais Israël a tout fait voler en éclat, en augmentant le risque d'embrasement régional et en prolongeant la catastrophe humanitaire de manière totalement inutile", juge-t-il. Cet échec a également fait naître "une inquiétude plus large, car il n'y aucune issue claire au conflit", pointe le chercheur. "On ignore ce qu'Israël accepterait pour mettre un terme à la guerre, si ce n'est une reddition totale du Hamas, ce qui ne se produira pas."

"L'Egypte n'a pas les moyens d'un conflit" avec Israël

Dans ce contexte, alors que 600 000 Gazaouis ont fui Rafah vers le Nord depuis le 6 mai selon l'ONU, l'Egypte ne cesse d'augmenter la pression diplomatique sur Israël. Mi-mai, Le Caire a déclaré vouloir se joindre à la plainte pour génocide déposée contre Israël par l'Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice. Dans le même temps, des responsables ont déclaré à CNN et au Wall Street Journal, sous couvert d'anonymat, que l'Egypte envisageait de "dégrader" ses relations diplomatiques avec Tel-Aviv. Autant de "signaux diplomatiques forts" de "la frustration" du Caire, observe Timothy E. Kaldas.

L'Egypte, un des moteurs de la Ligue arabe, pourrait aussi tenter d'influencer les autres membres de l'organisation pour "contraindre Israël" à renoncer à son opération à Rafah, avance Thomas Vescovi. Jusqu'ici, les dirigeants arabes se sont réunis à deux reprises. Lors d'un sommet à Bahreïn, jeudi, ils ont appelé à un cessez-le-feu et au déploiement de Casques bleus dans les "territoires palestiniens occupés" par Israël.

"La marge de manœuvre de l'Egypte est restreinte. Elle n'a aucun intérêt à lancer une opération militaire contre Israël."

Thomas Vescovi, historien

à franceinfo

Le Caire "n'a pas les moyens militaires d'entrer dans un conflit ouvert", confirme Timothy E. Kaldas, "et ne prendra pas non plus le risque de se retirer des accords de Camp David, alors qu'elle dépend intégralement de l'aide et des revenus internationaux". Il en va de même pour Benyamin Nétanyahou, estime l'expert en relations internationales. "S'il prenait le risque inconsidéré d'un conflit avec l'Egypte, sa coalition risquerait de s'effondrer et il pourrait être écarté du pouvoir", avance-t-il. Or, le Premier ministre israélien, "qui devra répondre de sa responsabilité dans les attaques du 7 octobre après la guerre", joue sa survie politique en menant cette offensive"Il est convaincu que l'usage de la force contraindra le Hamas et les pays de la région à accepter ses conditions, et ainsi sauver la face en interne, abonde Thomas Vescovi. Sa stratégie, c'est de gagner du temps."

Cette stratégie, au coût humain catastrophique pour les Gazaouis, pourrait avoir d'autres conséquences "imprévisibles", met toutefois en garde Timothy E. Kaldas. "La question n'est pas seulement de savoir ce que l'Egypte, ou les autres gouvernements de la région, sont prêts à faire : la guerre à Gaza peut entraîner des tensions dans les pays arabes, si les populations se lassent de la passivité de leurs dirigeants, conclut-il. Cela pourrait s'avérer dangereux pour la stabilité de toute la région."

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