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Narendra Modi invité du 14-Juillet : comment la démocratie indienne a reculé sous les mandats du nationaliste hindou

Opposants écartés, minorités ostracisées, médias mis au pas… En neuf ans à la tête du gouvernement de l'Inde, Narendra Modi a resserré son emprise autoritaire sur cet immense pays multiconfessionnel.
Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Le Premier ministre indien, Narendra Modi, lors d'une rencontre avec son homologue australien Anthony Albanese à Sydney (Australie), le 24 mai 2023 (DEAN LEWINS / AP / SIPA)

"Depuis l'arrivée de Narendra Modi au pouvoir en 2014, l'Inde (…) n'a eu de cesse de régresser sur le terrain du respect des droits humains et des libertés fondamentales." Plusieurs responsables écologistes ont protesté, dans une tribune à Libération parue en mai, contre la décision d'Emmanuel Macron de faire du Premier ministre indien l'invité d'honneur des cérémonies du 14-Juillet. A la veille de sa visite en France, franceinfo revient sur la dérive autoritaire du nationaliste hindou.

Les Indiens issus de minorités considérés comme des "citoyens de second rang"

Avec la victoire des nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP) aux législatives de 2014, l'Inde est peu à peu devenue une "démocratie ethnique". "Ce terme désigne un régime dans lequel des citoyens de 'second rang' issus de minorités n'ont pas les mêmes droits que la majorité", explicite Christophe Jaffrelot, politiste au Centre de recherches internationales de Sciences Po Paris (Ceri). "L'idéologie défendue par le parti de Narendra Modi est que l'Inde est un pays hindou", à rebours de sa tradition multiculturelle et multiconfessionnelle, précise Meenakshi Ganguly, directrice Asie du Sud de l'ONG Human Rights Watch.

La dernière décennie a ainsi vu "se multiplier les attaques contre les minorités religieuses, en particulier les musulmans", poursuit-elle. Ces violences ne sont pas inédites. Des centaines de musulmans avaient été tués en 2002 lors d'émeutes au Gujarat, Etat de l'ouest du pays, alors dirigé par Narendra Modi. Son gouvernement avait été accusé de complicité dans ces crimes, pour avoir ordonné à la police de ne pas intervenir, rappelle un récent documentaire de la BBC.

Des hindous armés d'épées font face à des musulmans lors d'une émeute à Ahmedabad, dans l'Etat indien du Gujarat, le 1er mars 2002. (SEBASTIAN D'SOUZA / AFP)

Désormais à la tête de l'Etat fédéral, les nationalistes hindous "ont franchi un cap en transcrivant dans la loi ce principe d'inégalité", juge Christophe Jaffrelot. "Les réfugiés musulmans venus de pays voisins ne peuvent plus demander la citoyenneté indienne, contrairement aux hindous. Ils ne peuvent pas se loger facilement dans certains quartiers et les mariages interreligieux sont devenus quasi impossibles", liste l'auteur de L'Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique (Fayard, 2019). Dans le pays le plus peuplé au monde, cette politique discriminatoire affecte "plusieurs millions de personnes", insiste Meenakshi Ganguly.

L'opposition entravée par le pouvoir

Si l'Inde continue d'organiser des scrutins réguliers et "disputés, grâce à un multipartisme très riche", il existe "un déséquilibre dans la compétition électorale", juge Christophe Jaffrelot. Car "le BJP a d'énormes ressources financières", qui lui permettent de dominer l'espace médiatique lors des campagnes. Mais le pouvoir a entrepris d'étouffer plus encore les partis adverses. Human Rights Watch dénonce ainsi des tentatives d'intimidation contre l'opposition.

"Les agences fédérales sont utilisées pour faire pression sur les élus de l'opposition, avec une multiplication des poursuites judiciaires pour des motifs politiques."

Meenakshi Ganguly, directrice Asie du Sud de Human Rights Watch

à franceinfo

Le cas le plus médiatique est sans doute celui de Rahul Gandhi, leader du parti du Congrès, une grande formation d'opposition. Fin mars, ce fils et petit-fils de Premier ministre a été condamné à deux ans de prison pour diffamation à l'encontre de Narendra Modi, qu'il avait qualifié de "voleur". "C'est précisément la peine à partir de laquelle on peut être déclaré inéligible", souligne Meenakshi Ganguly. A un an des prochaines législatives, Rahul Gandhi a ainsi été exclu pour six ans du Parlement, "au titre d'une loi normalement utilisée pour les crimes violents ou la corruption", pointe la responsable de Human Rights Watch.

Le leader du parti du Congrès, Rahul Gandhi, lors d'une conférence de presse à Washington (Etats-Unis), le 1er juin 2023. (DREW ANGERER / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Le Parlement a par ailleurs été "réduit à une chambre d'enregistrement des décisions de l'exécutif", selon Christophe Jaffrelot. "Narendra Modi gouverne beaucoup par ordonnances. Lorsqu'une loi est présentée aux élus, elle est souvent introduite au moment du vote, sans débat préalable", illustre-t-il.

Il existe toutefois une "résistance" au niveau des Etats fédérés, en particulier dans le sud du pays, pointe Ingrid Therwath, journaliste et docteure en sciences politiques. C'est le cas du Kerala, territoire "de tradition communiste", ou du Karnataka, dont le BJP vient de perdre le contrôle. "Les nationalistes hindous ne gouvernent qu'un tiers des 29 Etats indiens : les autres sont le contre-pouvoir le plus fort face à l'exécutif fédéral", confirme Christophe Jaffrelot.

L'indépendance des institutions menacée

Le Parlement n'est pas le seul contre-pouvoir à être entravé. La Commission électorale indienne, chargée de garantir l'indépendance des scrutins, est "très politisée", analyse Christophe Jaffrelot. Car jusqu'ici, ses membres étaient nommés par le chef de l'Etat indien (aujourd'hui la présidente Droupadi Murmu), sur proposition du gouvernement, explique le journal britannique The Independent. Saisie par l'opposition, la Cour suprême a toutefois ordonné début mars qu'ils soient désormais désignés sur recommandation d'un comité réunissant le Premier ministre, mais aussi un leader de l'opposition et le président de la plus haute juridiction du pays.

"Le système judiciaire résiste encore", constate Christophe Jaffrelot. Mais il est, lui aussi, menacé. "Le gouvernement de Modi a refusé de valider la nomination de quantité de juges [des hautes cours et de la Cour suprême] qui lui déplaisaient", détaille le politiste. Résultat, 40% des postes de magistrats sont vacants et 70 000 affaires attendent d'être jugées par la plus haute juridiction du pays, selon le média allemand Deutsche Welle.

Les médias victimes d'intimidations

Les journalistes sont, eux aussi, dans le viseur des nationalistes hindous. "Le BJP entretient des liens étroits avec les oligarques indiens, qui ont acquis de nombreux médias, surtout dans l'audiovisuel", relève Christophe Jaffrelot. L'indépendance de la presse est donc compromise, avec une "forte asymétrie de l'information diffusée au profit du pouvoir".

Les médias indépendants font, eux, l'objet de "pressions via des descentes de police, des enquêtes administratives et fiscales, ou se voient privés de contrats publicitaires", dénonce Meenakshi Ganguly. Leurs reporters sont fréquemment arrêtés, voire poursuivis ou incarcérés sans procès, ajoute l'hebdomadaire britannique The Economist. L'Inde figure ainsi à la 161e place (sur 180) du dernier classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse.

"Le gouvernement ne tolère aucune forme de critique et cela affecte le fonctionnement même de la démocratie, en empêchant l'expression de toute opinion dissidente."

Meenakhsi Ganguly, directrice Asie du Sud de Human Rights Watch

à franceinfo

Ces tentatives d'intimidation visent aussi les médias étrangers. Début 2023, le ministère de l'Information a censuré un documentaire de la BBC sur les émeutes au Gujarat, qualifié de "propagande". Un mois plus tard, des bureaux indiens de la chaîne britannique ont été perquisitionnés pour des soupçons de fraude fiscale. Les forces de l'ordre ont passé trois jours à interroger les employés et à copier le contenu de leurs téléphones et de leurs ordinateurs, rapporte le média spécialisé The Diplomat.

Les manuels d'histoire réécrits

Autre "enjeu considérable" : la révision des manuels d'histoire pour servir le récit des nationalistes hindous, en "effaçant l'héritage du [parti du] Congrès ou l'apport des musulmans à la culture indienne", relève Christophe Jaffrelot. Début 2023, les ouvrages utilisés dans des dizaines de milliers d'écoles du pays ont été réécrits par une commission fédérale. Un chapitre sur l'assassinat par un extrémiste hindou du Mahatma Gandhi, figure de l'indépendance de l'Inde, a été supprimé, relaie le magazine américain Time.

Un manifestant brandit une photo du Mahatma Gandhi lors d'un rassemblement sur le campus de l'université Jawaharlal Nehru, à New Delhi (Inde), le 9 janvier 2020. (SAJJAD HUSSAIN / AFP)

Des passages concernant les émeutes de 2002 au Gujarat ont connu le même sort. L'héritage de l'Empire moghol, dont les souverains musulmans ont laissé à l'Inde de nombreux monuments dont le Taj Mahal, a également été gommé.

La société civile sous pression

Sous Narendra Modi, l'Inde est devenue un environnement de plus en plus hostile pour les ONG. "L'exécutif a restreint la possibilité pour les associations de recevoir des fonds de l'étranger", explique Christophe Jaffrelot. En 2016, plus de 11 000 d'entre elles ont ainsi perdu leur autorisation de recevoir un financement d'autres pays, selon le quotidien britannique The Guardian. Les autorités ont aussi gelé les comptes d'ONG de défense des droits humains, contraignant Amnesty International à fermer ses bureaux indiens en 2020.

Pour Christophe Jaffrelot, "ce n'est pas seulement Narendra Modi le problème". "Un système nationaliste hindou se met en place à la faveur de son régime, souligne le politiste du Ceri. Ce mouvement profite de la protection de l'Etat pour se diffuser à travers toute la société indienne et s'infiltrer dans tous les corps intermédiaires, comme les syndicats."

"Plus le temps passe, plus ce système nationaliste hindou devient la 'norme' pour l'Inde."

Christophe Jaffrelot, politiste au Ceri

à franceinfo

Le leader du BJP pourrait bien obtenir un troisième mandat en 2024, mais "même s'il perd les législatives, ces dix ans au pouvoir laisseront des cicatrices dans la société", martèle Ingrid Therwath. Pour la spécialiste, la présence d'une opposition forte dans les Etats du Sud, ainsi que la "culture de l'opinion publique et du débat très ancrée en Inde", laissent toutefois espérer "un retour vers plus de libertés à long terme".

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