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Guerre en Ukraine : qui est Roman Abramovitch, le milliardaire russe qui a l'oreille de Poutine et Zelensky ?

Le propriétaire du Chelsea Football Club joue un rôle en coulisses dans les négociations, même si son influence réelle est difficile à évaluer. Il est apparu à Istanbul, au lendemain de révélations sur un probable empoisonnement dont il aurait été victime au début du mois.

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Roman Abramovitch au téléphone en marge des négociations entre l'Ukraine et la Russie, le 29 mars 2022, au palais de Dolmabahce d'Istanbul (Turquie). (SERGEY KARPUHIN / SPOUTNIK VIA AFP)

Un costume sombre, des lunettes élégantes et la barbe grise. Le milliardaire russe Roman Abramovitch semblait à son aise, mardi 29 mars, dans le luxueux palais de Dolmabahce d'Istanbul (Turquie), situé sur les rives du Bosphore. La veille, le Wall Street Journal (en anglais) et d'autres médias avaient révélé que l'oligarque avait été victime d'un empoisonnement début mars, tout comme deux négociateurs ukrainiens, dans le cadre des négociations pour mettre fin à la guerre. Le président du club anglais de Chelsea aurait souffert de plusieurs symptômes au point d'être hospitalisé en Turquie, avant de recouvrer ses moyens. Que s'est-il réellement passé ? Mystère.

Ces images de Roman Abramovitch, en revanche, mettent un terme aux interrogations sur la présence de l'oligarque lors de ces pourparlers, même si plusieurs médias avaient déjà levé le voile ces dernières semaines. Vendredi dernier, l'un des négociateurs ukrainiens, David Arakhamian, expliquait au Financial Times qu'il l'avait rencontré à Gomel, en Biélorussie, lors du premier round de discussions. "C'est la seule grande fortune russe à s'être embarquée dans une telle aventure", explique le chercheur Lukas Aubin, auteur de La Sportokratura sous Vladimir Poutine (éd. Bréal).

L'homme d'affaires Roman Abramovitch avant les négociations entre l'Ukraine et la Russie, aux côtés du président turc Recep Erdogan (à gauche), le 29 mars 2022 à Istanbul (Turquie). (SERGEY KARPUHIN / SPOUTNIK VIA AFP)

Ce proche de Vladimir Poutine dispose de plusieurs atouts dans sa mission de conseiller de l'ombre. "C'est un homme qui a beaucoup d'identités : il a un passeport russe, israélien et même portugais ce qui lui donnait un accès à l'espace Schengen", résume Lukas Aubin. "Il est de descendance juive ukrainienne par sa mère... On sait qu'il peut parler à Vladimir Poutine mais aussi à Volodymyr Zelensky, de confession juive." Signe de la place particulière occupée par l'oligarque, le président russe avait cité son nom, et aucun autre, en évoquant les hommes d'affaires russes proposant de l'aide pour reconstruire l'Ukraine après la guerre.

"Il a joué sur les deux tableaux"

En raison de ses nombreuses casquettes, "c'est un homme qui peut devenir très précieux en situation de guerre", reprend Lukas Aubin. Le 24 février, quand l'armée russe a envahi l'Ukraine, Roman Abramovitch avait certes manqué une table ronde entre Vladimir Poutine, les capitaines d'industrie et les oligarques mais il avait ensuite proposé ses services de médiateur au Kremlin. Son influence réelle reste toutefois difficile à établir. "Il a participé au stade initial des négociations", a récemment déclaré Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, cité par Reuters (en anglais).

Officiellement, la délégation russe est emmenée par le conseiller Vladimir Medinksy, propagandiste exalté de l'histoire russe. Négociateur officieux, Roman Abramovitch apparaît toutefois comme l'une des rares personnalités – sinon la seule – à être en mesure de s'adresser aux deux chefs d'Etat. Alors que le cercle de Vladimir Poutine semble restreint à l'essentiel, rares sont les oligarques réellement proches du président russe. "Les frères Rotenberg sont des amis d'enfance du président russe, et peuvent encore avoir une influence sur lui, explique Lukas Aubin. Mais je ne suis pas sûr que leurs points de vue diffèrent vraiment de ceux de Vladimir Poutine."

Reste à définir la nature des liens personnels entre Roman Abramovitch et l'autocrate russe. 

"A partir des années 2010, on l'a vu s'éloigner quelque peu du président russe, avec de moins en moins de connivence affichée dans les médias."

Lukas Aubin, spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport

à franceinfo

L'oligarque dispose-t-il d'une oreille attentive au Kremlin ou agit-il comme un simple messager ? Le 23 mars dernier, en tout cas, il aurait rencontré Vladimir Poutine pour lui remettre une note manuscrite de Volodymyr Zelensky, révèle le Times (en anglais). A la lecture des revendications ukrainiennes, le président russe aurait lâché une réponse cinglante à l'attention de son homologue de Kiev : "Dites-lui que je vais l'écraser." 

Vladimir Poutine et Roman Abramovitch lors d'une rencontre économique à Sotchi (Russie), le 19 juillet 2016. (ALEKSEY NIKOLSKYI / SPOUTNIK VIA AFP)

Au début de la guerre, résume Lukas Aubin, Roman Abramovitch "a d'abord joué sur les deux tableaux en donnant à la fois des gages à l'Occident et à Vladimir Poutine – sans doute pour éviter les sanctions". Ce qui n'a pas tout à fait fonctionné, puisqu'il fait aujourd'hui l'objet de mesures de l'Union européenne, du Canada et du Royaume-Uni (en anglais). Londres lui reproche, par exemple, d'avoir obtenu des allégements fiscaux et décroché des contrats en raison de ses relations directes avec Vladimir Poutine et de détenir une participation dans l'entreprise sidérurgique Evraz PLC, soupçonnée de fournir de l'acier à l'armée russe.

"Il sait protéger sa réputation"

Roman Abramovitch était déjà richissime quand il est devenu gouverneur de la Tchoukotka (de 2000 à 2008), une région inhospitalière située dans l'est du pays, en face de l'Alaska. Durant la période de privatisations ayant suivi la chute de l'URSS en 1991, et dans le giron de l'influent homme d'affaires Boris Berezovsky, il avait pris notamment des participations importantes dans la compagnie pétrolière Sibneft, la compagnie Aeroflot et le groupe d'alumium Rusal. Depuis, il a toujours fait montre de la plus grande discrétion sur ses relations avec le Kremlin. "Il sait protéger son environnement et sa réputation, c'est quelqu'un de mystérieux", explique Lukas Aubin.

"Ses conseillers en communication l'ont aidé à construire cette stratégie qui lui permet de faire des affaires en Europe malgré ses liens supposés avec Vladimir Poutine."

Lukas Aubin, spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport

à franceinfo

Et le clan Abramovitch veille au grain, afin de ménager ses intérêts ici et là. Le milliardaire n'avait ainsi pas hésité à poursuivre en justice la journaliste britannique Catherine Belton, après la publication de son enquête Les Hommes de Poutine"Il sait jouer sur les deux tableaux, quitte à être un peu écartelé", poursuit le chercheur. En retour, le milliardaire ne dit jamais rien contre le pouvoir russe.

Depuis le début de la guerre, l'oligarque a subi plusieurs déconvenues, avec un gel de ses avoirs et une interdiction de voyager. Roman Abramovitch a dû mettre en vente le club de Chelsea, dont il était propriétaire depuis près de 20 ans – "l'une des aventures de sa vie", précise Lukas Aubin. Le milliardaire a tout de même de la marge, puisque sa richesse est aujourd'hui estimée à 9,4 milliards de livres sterling (environ 10,7 milliards d'euros) par le gouvernement britannique. Afin d'éviter l'immobilisation de ses deux immenses yachts – Eclipse et Solaris – il a d'ailleurs pris soin de les faire amarrer en Turquie. Quant à son Boeing 787, il se trouverait à Dubaï.

L'un des yachts personnels de Roman Abramovitch, l'"Eclipse", amarré au port de Marmaris (Turquie), le 22 mars 2022. (SABRI KESEN / ANADOLU AGENCY VIA AFP)

Le milliardaire, en revanche, ne figure toujours pas sur la liste des sanctions américaines. Et si Washington a fait preuve d'indulgence, révèle le Wall Street Journal (en anglais), c'est à la demande du président ukrainien lui-même, en raison de son implication dans les négociations. Contacté par le quotidien américain, un porte-parole de l'oligarque avait refusé de préciser son rôle et déclaré simplement : "Il a fait tout son possible pour soutenir les efforts de paix après avoir reçu plusieurs sollicitations, y compris d'organisations juives en Ukraine."

Début mars, Roman Abramovitch avait également rencontré l'ancien chancelier allemand Gerhard Schröder à Moscou, selon Bild (en allemand), avant que ce dernier ne rencontre lui-même Vladimir Poutine. Qui sait ? "L'histoire retiendra peut-être qu'il aura joué un rôle spécifique dans ces pourparlers, conclut Lukas Aubin. Et qu'il ne s'est pas compromis en déclarant que Poutine avait raison dans son entreprise de destruction de l'Ukraine."

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