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Guerre en Ukraine : l'exclusion de la Russie du Conseil de l'Europe expose des milliers de citoyens russes à une répression renforcée

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le drapeau russe manquant devant le Conseil de l'Europe, à Strabourg (Bas-Rhin), le 16 mars 2022.  (PATRICK HERTZOG / AFP)

Les requêtes devant la Cour européenne des droits de l'homme sont suspendues, laissant de nombreux dossiers en souffrance et compromettant de nouvelles poursuites, alors que la situation dans le pays se dégrade.

Cette date restera gravée dans l'histoire du continent européen. Le mercredi 16 mars, à 13h37 exactement, le drapeau russe a été descendu de son mât sur le parvis du Conseil de l'Europe à Strasbourg (Bas-Rhin). Le même jour, l'institution, garante de l'Etat de droit sur le continent, a exclu officiellement la Russie en raison de son invasion de l'Ukraine trois semaines plus tôt. Conséquence immédiate : son bras judiciaire, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), a annoncé suspendre l'examen des requêtes concernant Moscou.

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Ce divorce historique met fin à vingt-six ans de partenariat. Pour anticiper le camouflet, la Russie avait annoncé, le vendredi précédent, qu'elle entendait de toute façon claquer la porte de l'organisation. "En raison de l'activité russophobe des Occidentaux, cette structure est en train de perdre sa raison d'être", avait justifié dans un communiqué la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova. Et d'ajouter à propos de cette expulsion : "Cela ne change rien au fond pour nous. Elle ne fait que nous dispenser de respecter les procédures et obligations résiduelles qui nous sont imposées."

Un délai accordé jusqu'en septembre ?

Cette sortie fait désormais craindre une dégradation de la situation en matière des droits humains en Russie, déjà régulièrement pointée du doigt par les organisations internationales. Les 145 millions de Russes ne pourront en effet plus bénéficier de la protection de la CEDH, qui est justement chargée de veiller au respect de la Convention européenne des droits de l'homme par les Etats membres.

Dans une interview au journal indépendant russe Novaïa Gazeta (en russe), l'avocate Karinna Moskalenko, qui représente de nombreux opposants au régime devant la CEDH, explique qu'un délai de six mois pourrait être accordé pour les nouvelles affaires. Il permettrait aux citoyens russes victimes d'une violation de leurs droits de former un recours devant la Cour jusqu'au 15 septembre. Un sursis salutaire au vu du durcissement de la loi russe, qui a rendu toute critique de la guerre en Ukraine passible de quinze ans de prison.

Mais la question de ce délai n'est pas tranchée. Pas plus que le devenir des contentieux russes déjà en cours – les affaires "pendantes" – devant la CEDH ou de ceux qui pourraient être portés devant la justice européenne pour des faits antérieurs à l'exclusion de la Russie par le Conseil. Des réunions sont en cours à ce sujet.

"On est tous un peu soufflés par cette décision."

Un membre de la CEDH

à franceinfo

C'est seulement la deuxième fois que l'institution est confrontée à un tel scénario : la Grèce avait elle aussi quitté le Conseil avant d'en être chassée, en 1969, sous le régime dictatorial des colonels.

De nombreux dossiers en suspens 

Reste un problème de taille, comme le rappelle à franceinfo le pénaliste strasbourgeois Grégory Thuan : la présence d'un juge du pays visé par une plainte est requise dans certaines affaires "complexes" examinées par les chambres de plusieurs magistrats. Le juge Mikhail Lobov, tout récemment élu à la CEDH pour représenter la Fédération de Russie, va-t-il continuer à y siéger ? Rien n'est moins sûr.

De nombreux dossiers se retrouvent donc en suspens, à l'instar d'affaires médiatiques comme celles concernant l'opposant Alexeï Navalny ou Nikolay Koblyakov. Ce réfugié politique en France, président de l'association Russie-Libertés, conteste sa condamnation à six ans de prison par la justice russe. "Je vais introduire la requête devant la CEDH et on verra bien ce qu'elle répond", se résout son avocat, Grégory Thuan.

Karinna Moskalenko se dit prête, dans Novaïa Gazeta, à déposer des plaintes devant le Comité des droits de l'homme (CDH) des Nations unies, "un organe quasi judiciaire qui peut, dans une certaine mesure, remplacer la CEDH pour les Russes". Mais de l'avis de son confrère Oleksandr Ovchynnykov, avocat au barreau de Strasbourg joint par franceinfo, "le mécanisme onusien est différent, moins efficace et moins facile d'accès".

Moins de 40% des arrêts de la CEDH exécutés 

Moscou était jusqu'à présent le principal "pourvoyeur" de dossiers devant la CEDH : sur 70 000 affaires pendantes devant la Cour, près d'un quart (24,2%) concernent des dossiers russes, selon des chiffres communiqués en janvier par la juridiction. Les décisions de la CEDH sont-elles pour autant suivies d'effet ? "Hélas, les arrêts de la CEDH ont peu d'effet car nos juges ne respectent pas les décisions de Strasbourg", regrettait dans Le Monde Zoïa Svetova, journaliste et militante des droits de l'homme. Depuis son adhésion au Conseil de l'Europe en 1996, la Russie n'a exécuté pleinement que 38% des arrêts de la Cour à son encontre, selon le quotidien.

Grégory Thuan cite malgré tout le cas de ce client détenu dans "une prison de haute sécurité en Russie", pour lequel il a obtenu "l'allègement des conditions de détention". Oleksandr Ovchynnykov mentionne, lui, les réparations financières décrochées par des requérants et souligne que la jurisprudence de la CEDH a fait évoluer "le problème de la non-exécution des décisions de justice ou de la durée des procédures" en Russie.

"La sortie du Conseil de l'Europe est très grave et très dommageable car la Russie se retrouve sans aucun contrôle réel. Tous les verrous sont tombés."

Grégory Thuan, avocat

à franceinfo

Cela n'a pas échappé au régime. L'ancien président et chef du Conseil de sécurité russe, Dmitri Medvedev, voit ainsi dans la sortie du Conseil de l'Europe une "bonne occasion" de réinstaurer la peine de mort en Russie.

Le Conseil de l'Europe a lui aussi à perdre avec le départ russe. Sur le plan financier d'abord, puisque la Russie contribue à hauteur de près de 7% à son budget annuel.  Mais aussi en matière juridique. "Quand je fais des requêtes contre la France, je cite la jurisprudence contre la Russie car tous les arrêts de la cour sont opposables aux Etats membres, explique à franceinfo l'avocat strasbourgeois Julien Martin. C'est un dialogue qu'on n'aura plus. Tout le monde est pénalisé." Ce dialogue pourra peut-être reprendre un jour, la porte du Conseil de l'Europe n'étant pas définitivement fermée. La Grèce l'avait ainsi réintégré en 1974, cinq ans après son départ.

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