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Guerre en Ukraine : à quoi joue Evguéni Prigojine, patron du groupe Wagner et critique virulent de l'Etat-major russe ?

Alors que ses mercenaires se retirent de Bakhmout, l'homme d'affaires ne cesse de critiquer l'armée russe et le gouvernement de Moscou. Mais ses diatribes s'arrêtent toutefois à certaines portes.
Article rédigé par Pierre-Louis Caron
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
L'homme d'affaires russe et chef du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine, dans une vidéo publiée le 5 mai 2023. (TELEGRAM / @CONCORDGROUP_OFFICIAL / AFP)

"Créatures puantes !" C'est avec cette formule injurieuse qu'Evguéni Prigojine, le patron de la société militaire privée Wagner, s'en est pris au ministère russe de la Défense quelques heures après les attaques de drones survenues à Moscou et sa région, mardi 30 mai. "Bande de salauds ! Levez vos fesses de ces bureaux dans lesquels on vous a placés pour protéger ce pays !", a-t-il encore ordonné, cité par la chaîne Telegram de Concord, l'un de ses groupes.

Après l'annonce, fin mai, du retrait progressif de ses hommes de Bakhmout, dans l'est de l'Ukraine, Evguéni Prigojine a entamé une curieuse tournée médiatique à travers la Russie, donnant à chaque fois de longues conférences de presse sur la guerre en Ukraine… Jusqu'à évoquer ses propres ambitions politiques. Entre critiques et insultes, les sulfureuses sorties de l'homme d'affaires interrogent sur ses intentions.

L'état-major russe pour cible favorite

Qu'il s'agisse de messages audio ou de vidéos tournées directement sur la ligne de front ukrainienne, Evguéni Prigojine a à son actif une impressionnante série de diatribes contre les gradés de l'armée russe. Début février, il avait critiqué la "monstrueuse bureaucratie militaire" qui empêchait, selon lui, la prise rapide de la ville de Bakhmout, où ses mercenaires sont morts par milliers. Avant de réclamer des munitions à grand renfort d'insultes et de les obtenir, selon ses dires. 

Ses cibles favorites : le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, tout comme le chef d'Etat-major de l'armée russe, Valeri Guerassimov. Deux hommes qu'il a régulièrement accusés d'incompétence, laissant même entendre que les informations qui remontaient la chaîne de commandement étaient volontairement tronquées pour ne pas déplaire au président Vladimir Poutine.

"On défendra notre peuple"

Evguéni Prigojine n'hésite pas à se présenter, lui et ses combattants, comme un recours face aux supposées lacunes de l'armée russe et de ses chefs. Samedi, il a ainsi assuré qu'il était prêt à envoyer ses unités défendre la région de Belgorod, près de la frontière ukrainienne, frappée par des attaques d'une intensité inédite depuis le début de l'offensive.

"Si le ministère de la Défense n'arrête pas ce qui est en train de se passer dans la région de Belgorod (...) où des territoires russes sont dans les faits en train d'être capturés, alors évidemment, on arrivera", a-t-il asséné dans un message audio publié par son service de presse. "On défendra notre (...) peuple russe et tous ceux qui vivent là-bas", a-t-il ajouté, précisant que ses hommes n'attendraient pas d'"invitation" ou d'autorisation pour se déployer dans la région. "La seule chose qu'on demandera, ce sont des munitions, pour ne pas arriver, comme on dit chez nous, le cul nu dans le froid."

Capture d'une vidéo montrant Evguéni Prigojine à Bakhmout (est de l'Ukraine), publiée le 25 mai 2023 par le groupe Concord. (TELEGRAM/ @CONCORDGROUP_OFFICIAL / AFP)

Enième illustration des tensions entre Evguéni Prigojine et l'état-major russe : lundi, le chef du groupe Wagner a accusé une unité russe d'avoir attaqué ses mercenaires. "Le 17 mai, des hommes du ministère de la Défense ont été aperçus en train de procéder au minage de routes [à proximité] des positions des unités Wagner", a-t-il écrit, selon son service de presse, dans un rapport adressé à ce ministère. "Les combattants de Wagner qui ont procédé au déminage ont été attaqués par des tirs en provenance des positions du ministère de la Défense."

Le patron de Wagner a également diffusé la vidéo de l'interrogatoire d'un "lieutenant-colonel" de l'armée russe, fait prisonnier. L'homme, qui se présente comme "commandant de la 72e brigade motorisée", avoue "avoir attaqué" les mercenaires, ajoutant avoir agi "en état d'ébriété, guidé par une animosité personnelle".

"Un discours qui parle à tous les Russes"

Après Bakhmout, qu'il assure avoir conquise, Evguéni Prigojine a déplacé son attention vers la Russie elle-même, où il poursuit sa guerre de l'information. Ces derniers jours, il s'est ainsi rendu dans plusieurs grandes villes du pays afin de présenter son dernier projet, baptisé "Wagner : le deuxième front". Une plateforme aux contours flous, qui doit permettre aux Russes "d'exprimer leur opinion sans crainte" et de montrer "les vraies images" du conflit ukrainien, dans un paysage médiatique totalement verrouillé par le pouvoir.

Pour le patron de Wagner, cette tournée médiatique est aussi l'occasion de se présenter comme un "leader d'opinion", à même de faire "bouger les autorités" face à une situation qu'il dénonce depuis plusieurs jours"Bien que des gens meurent dans les zones frontalières et que le pays soit en danger, les autorités ne font rien pour empêcher cela et restent dans leur cadre bureaucratique et corrompu", a-t-il chargé sur la messagerie Telegram.

Evguéni Prigojine "tient un discours extrêmement virulent vis-à-vis de la corruption des élites et de l'incompétence de l'armée russe", commente l'analyste Ulrich Bounat, auteur du livre La guerre hybride en Ukraine, quelles perspectives ?. "Ce qui est intéressant, c'est que c'est un discours qui parle à tous les Russes, et qui est aussi partagé par les nationalistes pro-guerre", ajoute-t-il.

"Une course à qui sera le plus extrême"

Continuant sur sa lancée "anti-système", Evguéni Prigojine joue la carte de la subversion face au Kremlin. "Il faut s'attendre à des représailles, notamment de la part de l'administration présidentielle", a-t-il ainsi prévenu vendredi 2 juin sur Telegram concernant son mystérieux projet. "Mais il faut le faire (...), sinon nous suivrons le courant jusqu'à ce que l'histoire nous chasse dans les égouts."

Ces sorties enflammées peuvent-elles lui permettre d'accéder aux sphères d'influence ? "Contrairement à l'Occident, la Russie n'entend pas vraiment parler de lui, ce n'est pas un visage mis en avant par les grands médias, souligne Ulrich Bounat. Au sein même des milieux ultranationalistes, il y a des tensions pour obtenir le plus de visibilité, c'est toujours la course à qui sera le plus extrême." Mais fort d'une certaine "aura" obtenue grâce à son engagement à Bakhmout, Evguéni Prigojine a donné ces derniers jours plusieurs conférences de presse face à des médias régionaux.

Evguéni Prigojine face à des journalistes à Ekaterinbourg (Russie), le 30 mai 2023. (CONCORD GROUP / TELEGRAM)

Le 30 mai, à Ekaterinbourg, il a fustigé la récente interdiction pour Wagner de recruter dans les pénitenciers russes. "Ils ont arrêté de nous donner des prisonniers par jalousie (...), ils ont eu peur face à ces gars [les mercenaires de Wagner], qui sont 25 fois plus efficaces que les soldats de l'armée", a-t-il lancé, cité par le média E1.

Le lendemain, à Vladivostok, il a proposé des solutions radicales pour "garantir le succès de l'opération militaire spéciale", du nom donné en Russie à l'invasion de l'Ukraine, comme l'a rapporté le site d'information Primamedia. Parmi ses recommandations : l'instauration de la mobilisation générale, qui permettrait, selon ses calculs, à "deux millions de soldats" de grossir les rangs des forces russes, mais aussi de la peine de mort (qui est autorisée, mais plus appliquée depuis 20 ans en Russie) pour les déserteurs, les industriels de l'armement et les hauts fonctionnaires de la Défense russe qui commettraient une faute grave.

"Il faut faire de la Russie un monstre militaire, pour qu'il y ait plus d'armes qu'en Corée du Nord."

Evguéni Prigojine, chef de la milice Wagner

au site russe Primamedia

Le 31 mai, lors d'une étape à Novossibirsk, où se trouve l'un des 42 centres de recrutement de Wagner, Evguéni Prigojine a par ailleurs appelé à placer la Russie "en état de guerre", et à y instaurer la loi martiale. "Il faut arrêter de construire des beaux ponts, de grands théâtres, tout doit être axé sur la défense désormais", a-t-il exhorté, cité par le média NGS

S'il se permet de faire des commentaires le plus souvent très critiques sur l'effort de guerre russe, Evguéni Prigojine nie cependant toute volonté de se lancer en politique. "Vous ne verrez rien de tout ça", a-t-il balayé, interrogé par le site E1 sur l'éventuelle création d'un "parti Wagner" à la Douma (le Parlement russe), ou encore sur l'hypothèse d'un "candidat Prigojine" à l'élection présidentielle. A la place, le virulent patron évoque des affaires plus urgentes pour sa milice et lui-même, comme "rouler dans des Jeeps surchauffées au milieu du désert de Libye, façon Mad Max".

"Sa ligne rouge, c'est critiquer directement le Kremlin"

Faut-il le croire pour autant ? "Tout ce qu'il raconte dans la presse et en public, c'est un vaste tas de mensonges, au mieux un signal politique", tranche Mathieu Boulegue, chercheur spécialiste de la Russie au sein du groupe de réflexion britannique Chatham House. Pour l'expert, Evguéni Prigojine a beau se montrer de plus en plus critique envers le pouvoir, il respecte encore certaines limites. "Sa ligne rouge, c'est critiquer directement le Kremlin, souligne Mathieu Boulegue. Il garde d'ailleurs une position pro-Poutine, car il sait que la chose à ne pas faire, c'est contester le régime et afficher trop ouvertement des ambitions politiques personnelles." 

Le président russe Vladimir Poutine lors d'une visite dans une usine de l'homme d'affaires Evguéni Prigojine, à Saint-Petersbourg (Russie), le 20 septembre 2010. (ALEXEY DRUZHININ / SPUTNIK / AFP)

Pourtant, samedi 3 juin, Evguéni Prigojine a accusé une certaine "tour du Kremlin" d'attiser les rivalités entre ses hommes et les combattants tchétchènes, supplétifs de l'armée russe en Ukraine. "Ces jeux dangereux (…) détruisent tout simplement l'Etat russe", a-t-il commenté sur Telegram, cité par le journal britannique Guardian. Mais le patron de Wagner s'est bien gardé d'entrer dans les détails. "Prigojine reste un homme d'affaires, qui a trouvé le meilleur moyen de s'enrichir dans la Russie du XXIe siècle, rappelle Mathieu Boulegue. Il s'est taillé une part du gâteau de la guerre et l'exploite totalement, jusqu'à ce qu'on lui dise d'arrêter."

Pour le spécialiste, la situation du chef de Wagner rappelle un dossier sensible dans l'histoire récente de la Russie : celui de Mikhaïl Khodorkovski, devenu milliardaire dans le pétrole après la chute de l'URSS, en 1991. "Lui aussi disait qu'il ne voulait pas faire de politique, mais il était tout de même entré en conflit avec Poutine", note Mathieu Boulegue. En 2003, Mikhaïl Khodorkovski avait été accusé d'escroquerie, lors d'une procédure qualifiée de "procès d'opinion" par Amnesty International. Condamné en 2005, l'oligarque avait alors été envoyé au goulag en Sibérie... Pour n'en sortir qu'une décennie plus tard et vivre en exil depuis.

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