: Récit Guerre en Ukraine : Bakhmout, une bataille acharnée devenue "à la fois le Verdun et le Stalingrad ukrainiens"
"Il ne reste rien." C'est avec ces mots que le président ukrainien Volodymyr Zelensky a décrit, dimanche 21 mai, la ville de Bakhmout, dans l'est du pays. La veille, les miliciens du groupe russe Wagner ont déclaré avoir conquis la ville, mais Kiev refuse toujours de s'avouer vaincue dans ce qui constitue la bataille la plus longue et la plus meurtrière depuis le début de l'invasion russe de l'Ukraine.
>> Retrouvez les dernières informations sur la guerre en Ukraine dans notre direct
Avant la guerre, la cité industrielle abritait 70 000 habitants. En mars dernier, elle n'en comptait plus que 4 000, piégés au milieu des combats. Depuis, difficile de savoir combien sont restés dans cette zone extrêmement dangereuse, où le journaliste franco-bosnien Arman Soldin a été tué le 9 mai.
Symbolique tant pour Kiev que pour Moscou, la bataille de Bakhmout revêt aussi une importance particulière pour Wagner, qui y a envoyé ses combattants en masse. Des premières frappes jusqu'au champ de ruines actuel, franceinfo retrace la descente aux enfers de cette cité devenue un emblème de la guerre en Ukraine.
Printemps 2022, les premiers bombardements
La guerre, les habitants de Bakhmout la connaissaient déjà avant l'invasion russe de février 2022. Aux premières loges de la guerre du Donbass qui fait rage depuis 2014 avec les séparatistes prorusses, la ville avait été relativement épargnée par ce premier conflit, malgré une brève conquête puis une reprise par l'armée régulière. Mais au printemps 2022, les troupes ukrainiennes reculent progressivement vers l'ouest et les combats se rapprochent chaque jour un peu plus de Bakhmout et des localités alentour.
Au début du mois de mai, le président Zelensky fait état d'une situation "très difficile" dans la région du Donbass, où les forces russes "tentent d'obtenir au moins une victoire". Les autorités ukrainiennes s'attendent alors à une "large offensive" sur les agglomérations de Bakhmout et Severodonetsk, voisines d'une trentaine de kilomètres. Le 17 mai, au 83e jour des combats, plusieurs frappes surviennent en bordure de Bakhmout et touchent notamment une école ainsi qu'un transformateur électrique, rapporte l'agence RBC (en ukrainien).
L'avancée des troupes russes, en majorité des mercenaires du groupe Wagner, se poursuit à l'est de la ville avec la prise de Popasna, commune située à 15 km. Les images de combats de rue et de la destruction massive de cette ville, largement relayées sur les réseaux sociaux, font craindre le pire aux Ukrainiens qui se retranchent autour de Bakhmout.
Eté 2022, la guerre de positions s'installe
Le mois d'août marque le début des bombardements de grande ampleur à Bakhmout, avec le lancement d'une offensive au sol orchestrée par les miliciens de Wagner présents dans la région. "Une occasion de se montrer" pour le groupe paramilitaire, analyse le colonel Michel Goya sur son blog. "C'est une sorte de bataille Potemkine qu'on ne peut se permettre de perdre, sous peine de perdre aussi la face", résume le militaire et historien.
>> De Kiev à Bakhmout, un an sous les bombes en Ukraine
Plusieurs localités au sud et à l'est de Bakhmout sont conquises par les forces russes, appuyées par l'artillerie, qui en font leur base arrière. La périphérie de la ville devient une zone grise où l'on commence à creuser des tranchées. Les incursions russes se répètent, mais les gains territoriaux ne durent souvent pas plus de quelques jours et les campagnes alentour sont très disputées.
Les bombardements meurtriers s'enchaînent et ravagent notamment des quartiers résidentiels. "Les Russes ont bombardé la ville au lance-roquettes multiple, signale ainsi le gouverneur régional, Pavlo Kyrylenko, le 10 août. Douze immeubles d'habitation ont été endommagés et quatre sont en feu." On estime alors qu'un tiers des habitants ont déjà fui la ville. Pour ceux qui ne peuvent partir, le quotidien devient de plus en plus dangereux. Des blindés sillonnent les rues et les combats sont aux portes de la ville.
En plus des tirs d'artillerie, les forces russes ont recours à une tactique d'encerclement pour prendre le contrôle de Bakhmout. Cette stratégie passe par l'attaque de villes voisines, afin de couper ensuite les routes menant à l'objectif final. A la fin du mois d'août, l'état-major ukrainien identifie plusieurs axes d'attaque, via les villes et villages de Zaitseve et Optyne au sud, la route T0504 à l'est, lieu d'intenses passes d'armes, mais aussi Soledar, à une quinzaine de kilomètres au nord, où les combats acharnés n'ont laissé que des ruines.
Automne 2022, une ville ravagée par les combats
Alors que la Russie s'arroge plusieurs régions d'Ukraine au moyen de référendums controversés, les bombardements à Bakhmout se poursuivent tout au long des mois de septembre et d'octobre, accompagnant l'avancée lente, mais résolue, des forces russes. "La Russie continue de donner la priorité à ses offensives dans le centre du Donbass, surtout dans la ville de Bakhmout", note le ministère de la Défense britannique, le 10 octobre, sur Twitter. Pour Kiev, la zone est tout aussi prioritaire, car aucune concession territoriale ne saurait être faite, répète Volodymyr Zelensky.
A Bakhmout, l'étau russe se resserre et les combats s'intensifient encore à partir du mois de novembre. Malgré l'absence d'intérêt stratégique majeur, le groupe Wagner s'acharne et mobilise des milliers de combattants, parfois recrutés derrière les barreaux. "Les détenus des prisons russes sont utilisés comme de la chair à canon", résume Dimitri Minic, chercheur à l'Institut français des relations internationales. Les assauts continuent même de nuit. "Les paramililaires [de Wagner] attaquent en permanence", rapporte Maryse Burgot, envoyée spéciale de France 2.
A la fin du mois de novembre, la neige commence à tomber sur une ville mise à sac, où il n'y a ni eau, ni électricité, ni supermarché où faire ses courses. Bakhmout ne compte plus qu'entre 10 000 et 15 000 habitants, selon les sources officielles et humanitaires. L'hiver 2022 voit débuter "une guerre d'attrition", remarque le général Jérôme Pellistrandi, interrogé par franceinfo. La stratégie consiste à user les forces et les réserves ennemies. Pour déloger les combattants ukrainiens, les troupes russes "tirent à vue avec leurs blindés, tous les murs finissent par tomber", décrit le militaire. "Des combats de rue barbares et usants" ont lieu chaque jour. Les affrontements ont pour effet de "ravager la quasi-totalité de la ville" pendant les mois qui suivent.
Au cœur de l'hiver, l'acharnement à tout prix
Après des combats décrits comme extrêmement violents en décembre 2022 et janvier 2023, aucun camp ne semble vouloir lâcher Bakhmout. Côté ukrainien, on veut continuer à défendre cette ville "forteresse", malgré un rapport de force défavorable. "Les Russes avancent comme des fourmis. Ils se déplacent en masse. Quand nous sommes 20, en face, ils sont 200", raconte un soldat ukrainien à franceinfo. "On ne cédera pas la ville. Les Ukrainiens sont des Cosaques. Ils sont prêts à mourir pour défendre leur famille, car on n'est pas des esclaves." Un discours que l'on retrouve jusqu'au plus haut sommet de l'Etat, dans la bouche de Volodymyr Zelensky.
"A Bakhmout, c'est aussi une guerre de communication qui se joue", souligne le général Jérôme Pellistrandi. Malgré les risques d'encerclement, "l'Ukraine ne compte pas céder un pouce de terrain", rappelle le spécialiste, pour qui cette bataille est devenue "à la fois le Verdun et le Stalingrad ukrainiens". On y retrouve les tranchées de la première bataille et le milieu urbain de la deuxième, mais aussi les destructions et le terrible bilan humain des deux. "Selon les services de renseignements occidentaux, entre 20 000 et 30 000 combattants russes ont déjà perdu la vie dans cette bataille, c'est énorme !", souligne l'expert.
Côté russe, Bakhmout reste pourtant une priorité, une "ville étape" dans la conquête du Donbass, que le Kremlin tente d'annexer depuis près d'une décennie. Mais cette tentative a aussi fait l'objet de plusieurs controverses, comme lorsque le patron du groupe Wagner, Evguéni Prigojine, a critiqué la "monstrueuse bureaucratie militaire" qui retarde, selon lui, la capture de la ville.
Le sulfureux homme d'affaires, qui cherche depuis plusieurs mois à gagner en visibilité, semble bien être le seul à profiter de cette bataille sanglante, bourbier pour l'Ukraine comme pour la Russie. Le 8 mars, il se rend pour la première fois en personne dans les environs de Bakhmout pour revendiquer la prise de contrôle des quartiers est de la ville, alors que les combats continuaient de faire rage derrière lui.
Quelques jours plus tôt, Volodymyr Zelensky avait demandé à ses forces de renforcer coûte que coûte la défense de la cité. "Nous ne pouvons pas exclure que Bakhmout tombe finalement dans les prochains jours", alerte de son côté le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg.
Au printemps, Wagner crie victoire
La ville tient pourtant bon. Mais au cours du mois de mars, Russes comme Ukrainiens ne cachent rien des âpres combats qui la secouent. Evguéni Prigojine souligne notamment que "plus nous sommes proches du centre-ville, plus durs sont les affrontements". Les forces de Wagner tentent une percée vers le centre, mais Bakhmout résiste. L'armée ukrainienne "se bat pour chaque mètre", répète le chef de la milice russe. Vers la fin du mois de mars, Kiev revendique encore le contrôle d'un tiers de la municipalité.
Le mois d'avril débute avec une prise hautement symbolique par Wagner : la mairie de Bakhmout. La ville est ainsi capturée "au sens légal", avance Evguéni Prigojine. En première ligne, Wagner continue d'envoyer vers une mort certaine des centaines de combattants, dont "beaucoup de prisonniers", commente John Kirby, porte-parole de la Défense américaine, dans un briefing de la Maison-Blanche (lien en anglais).
Pour la société militaire privée, Bakhmout n'est pas une impasse : c'est un support de communication. Au début du mois de mai, plus des trois quarts de la ville sont tombés, mais les contre-attaques ukrainiennes restent fréquentes et Evguéni Prigojine s'impatiente. "Choïgou, Guérassimov (…), où sont mes putains d'obus ?" éructe le patron de Wagner dans une vidéo publiée le 4 mai et citée par Radio France, en interpellant directement le ministre russe de la Défense et le chef d'état-major. Il obtient satisfaction et ses hommes progressent dans le cœur de la ville, qui n'est plus qu'un champ de ruines.
Le 20 mai, Prigojine crie victoire et déclare que la totalité de Bakhmout est désormais sous contrôle russe. L'Ukraine conteste, assurant que ses forces ne sont pas encore encerclées, grâce notamment à une route d'accès, sorte de "Voie sacrée" dans cette bataille. "Il ne reste rien", commente néanmoins le président Zelensky au sujet de la ville.
Alors que l'armée ukrainienne progresse dans la banlieue, Wagner annonce son retrait et le transfert imminent de toutes ses positions à l'armée régulière de Moscou. Des stratégies nouvelles, inscrites dans la durée, qui font encore s'éloigner la perspective d'un cessez-le-feu à Bakhmout.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.