Explosion du barrage de Kakhovka en Ukraine : "Cela peut perturber la planification de la contre-offensive ukrainienne"
Un nouveau pas de franchi dans la guerre ? La Russie et l'Ukraine s'accusent mutuellement d'avoir fait exploser le barrage de Kakhovka, mardi 6 juin. Ce barrage hydroélectrique est situé dans la région ukrainienne de Kherson, zone du sud du pays occupée par les Russes. Aménagé sur le fleuve Dnipro, il a été pris dès le début de l'offensive russe et demeure crucial pour alimenter en eau la péninsule annexée de Crimée.
"Encore un crime de guerre commis par les terroristes russes", a dénoncé le chef de l'administration présidentielle ukrainienne. De son côté, le Kremlin assure qu'il s'agit d'un acte de "sabotage délibéré" de Kiev. Comment cet ouvrage a-t-il pu exploser ? En quoi cet événement peut-il changer le cours de la guerre ? Franceinfo a interrogé Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux et spécialiste militaire.
Franceinfo : Quelles étaient les fonctions du barrage de Kakhovka ?
Stéphane Audrand : Le barrage de Nova Kakhovka est situé assez bas sur le cours du Dnipro, le grand fleuve qui traverse l'Ukraine et coupe le pays en deux. Il produit de l'électricité pour la région. Il était équipé d'un pont de franchissement, que les Russes ont fait sauter, mais il restait des infrastructures qui permettaient de reconstruire assez vite. Le barrage disposait aussi d'un réservoir d'eau qui permettait de maintenir le Dnipro à un assez haut niveau. Cela avait un intérêt pour l'agriculture, l'alimentation en eau de la région et le refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijjia [située à 150 km en amont du barrage].
Comment le barrage de Kakhovka a-t-il pu exploser ?
Pour l'instant, les raisons sont confuses, mais il y a des hypothèses. Ce barrage avait déjà fait l'objet d'attaques, de sabotages par les Russes. L'ouvrage et la zone alentour avaient également été la cible de tirs.
"Un barrage est un gros ouvrage de génie civil. Ce n'est pas un petit obus qui peut le faire sauter."
Stéphane Audrand, consultant indépendantà franceinfo
En raison de la poussée de l'eau et des attaques répétées, le barrage a pu se fissurer et finir par lâcher. Mais si cela avait été le cas, les Russes auraient été trop contents de claironner que leurs attaques avaient abouti à cette destruction. Le barrage a pu être dynamité, et dans ce cas, c'est quand même plus facile pour la partie qui contrôle le barrage – la Russie – de le faire. Si c'est accidentel et qu'il s'agit d'une "surprise", les différentes parties vont devoir changer de stratégie. Par exemple, si le fleuve en amont devient moins large, il faudra que chaque belligérant y ramène davantage de troupes. La zone sera plus propice à des franchissements.
Quels pourraient être les intérêts de la Russie dans cette explosion ?
A court terme, il y a des avantages pour les Russes. Pour rappel, le barrage crée une zone où, en amont, il y a beaucoup d'eau, et en aval, moins d'eau. Dans l'optique d'une contre-offensive ukrainienne, la zone en aval, entre Nova Kakhovka et l'embouchure du Dnipro, était moins difficile à franchir pour les Ukrainiens. Là, en inondant cette zone, il n'y aura aucun franchissement possible pour toute la saison. Les Russes peuvent s'estimer tranquilles sur ce secteur et ils pourront déployer leurs moyens militaires ailleurs.
En revanche, à moyen terme, la situation est plus compliquée pour les Russes. Le fleuve va reprendre son cours, les réservoirs en amont vont se vider. Les berges vont être gorgées d'eau et formeront des zones marécageuses qui, à long terme, vont sécher. Cela formera peut-être des zones plus propices pour le franchissement ukrainien à la prochaine saison sèche.
L'Ukraine peut-elle tirer des avantages de cette situation ?
Le seul "intérêt" pour Kiev serait l'arrêt de l'approvisionnement en eau de la Crimée, sujet de confrontations depuis que les Russes ont annexé la péninsule en 2014. A cette époque, les Ukrainiens ont coupé l'alimentation en eau de la région via le barrage de Nova Kakhovka [en fermant les vannes du canal reliant le Dnipro à la Crimée, en 2019]. Mais début 2022, lors de leur invasion, les Russes ont pris le barrage et redistribué de l'eau à la Crimée. Avec la destruction du barrage, le cours du fleuve baisse brutalement et cela va certainement réduire le débit d'eau vers la péninsule pendant l'été.
Quelles sont les conséquences militaires pour les deux parties ?
Il ne reste presque plus de civils à Kherson, tout le monde a été évacué. Les moyens militaires mobilisés pour les populations ne devraient donc pas être conséquents. En revanche, le fait d'avoir une très grande zone inondée, pour la saison chaude, pose des problèmes sanitaires. Les eaux douces vont être polluées. Il y aura peut-être davantage de civils évacués à cause des problèmes sanitaires qu'en raison des inondations en elles-mêmes. Cela peut aussi perturber la planification de la contre-offensive ukrainienne car c'est un imprévu pour l'armée.
La centrale de Zaporijjia est située à 150 km du barrage. Y a-t-il un risque nucléaire ?
De ce que l'on sait, il n'y a pas d'activité nucléaire pour produire de l'électricité dans la centrale. Toutefois, l'infrastructure est maintenue en état de fonctionner. Dans ce cadre, certains combustibles ont tout de même besoin d'être refroidis, il peut y avoir des dégagements radioactifs limités au site. Mais nous ne sommes pas sur un risque d'accident majeur comme à Tchernobyl. Plutôt sur des risques de pollution sur le site et aux alentours.
Que dit le droit international sur les barrages dans les conflits ?
Globalement, la Convention de Genève de 1949 interdit de cibler les barrages, les digues, les centrales nucléaires, si cela peut causer des pertes sévères dans la population civile. A moins que ces infrastructures ne soient utilisées de manière significative dans les opérations militaires et que la frappe soit le seul moyen de faire cesser ces opérations. Dans ce cas précis, ce n'était pas le cas. Le pont routier du barrage de Nova Kakhovka avait sauté, donc rien ne permettait une opération militaire autour du barrage. Si c'est un acte volontaire, c'est donc une entorse au droit international.
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