"Sortir" des énergies fossiles ou en "réduire" la consommation ? Le succès de la COP28 suspendu à un verbe

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La Philippine Pang Delgra milite pour la sortie des énergies fossiles, dans les allées de la COP28 à Dubaï (Emirats arabes unis), le 4 décembre 2023. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)
Dans son accord final, la conférence sur le climat pourrait mentionner, pour la première fois, le rôle des énergies fossiles et engager ses participants à s'en défaire.

"Le diable est dans les détails", prévient Lola Vallejo, directrice du programme climat de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). A la COP28, qui se tient jusqu'au 12 décembre à Dubaï (Emirats arabes unis), quelque 150 Etats participants doivent mettre un coup d'accélérateur aux politiques climatiques. S'ils se sont déjà entendus sur un fonds pour compenser les "pertes et dommages" des pays victimes de désastres climatiques – l'un des enjeux principaux de cette conférence –, le sujet le plus litigieux reste à venir : la sortie des énergies fossiles que sont le pétrole, le charbon et le gaz, dont la consommation émet des gaz à effet de serre, responsables du réchauffement climatique. A la COP, la journée du mardi 5 décembre, consacrée à l'énergie, a ainsi été rebaptisée "journée de sortie progressive des énergies fossiles" par les ONG, qui multiplient les appels à abandonner ces combustibles.

Le président émirati de la COP28, Sultan al-Jaber, également directeur général de la compagnie pétrolière nationale Adnoc, a souhaité, lors de la cérémonie d'ouverture, que soit mentionnée dans l'accord final "la responsabilité des combustibles fossiles". Un premier brouillon public (PDF), servant de base de discussion aux négociateurs, proposait bel et bien d'inscrire la sortie des énergies fossiles dans le texte, défi qu'aucune COP n'a encore relevé. Ou leur réduction. Les deux verbes "phase-out" ou "phasedown", c'est-à-dire respectivement "sortir progressivement" et "réduire progressivement", y étaient en effet mentionnés et promettent d'être âprement débattus d'ici à la fin de la COP28. "C'est plus ambitieux que tout ce qui a été mis sur la table durant la COP27, donc le fait même de l'avoir parmi les options est un grand pas en avant", salue Lola Vallejo. 

Un verbe plus ambitieux que l'autre

Reste à choisir. Le terme "sortie", surtout, est plus audacieux que le premier. Il déclenche aussi de nombreuses levées de boucliers. Lundi, le ministre saoudien de l'Energie s'est dit "absolument" opposé à un accord portant sur la sortie des énergies fossiles. Son pays est le premier exportateur de pétrole au monde. Plus tôt, le président polonais, Andrzej Duda, avait lancé à la tribune : "Sortir des énergies fossiles trop vite engendre une charge trop lourde pour la société." Pourtant, le dernier rapport du Giec "présente diverses façons de limiter le réchauffement à 1,5°C, qui indiquent toutes une élimination de facto des combustibles fossiles dans la première moitié du siècle", martèle Joeri Rogelj, directeur de recherche et professeur de science et de politique climatique à l'Imperial College de Londres. "Est-ce que cela ramènera le monde aux grottes ? Absolument pas, sauf peut-être pour se rafraîchir lors de la prochaine canicule insoutenable".

A Sultan al-Jaber, qui déclarait qu'"aucune étude scientifique, aucun scénario, ne dit que la sortie des énergies fossiles nous permettra d'atteindre 1,5°C", lors d'un échange rapporté par le Guardian, il conseille de se replonger dans le document, "signé par 195 pays, dont les Emirats arabes unis". 

"La science est claire. Le respect du seuil de 1,5°C de réchauffement n'est possible que si nous sortons définitivement des énergies fossiles. Il ne s'agit pas de réduire, ni d'atténuer. En sortir progressivement, avec des échéances claires."

Antonio Guterres, secrétaire général des Nations unies

lors de son discours à la COP28

C'est un point "critique", insiste auprès de franceinfo Céline Guivarch, directrice de recherche au Centre international de recherche sur l'environnement et le développement et coautrice du dernier rapport du Giec. "Plus que le terme 'phase out' (qui reconnaitrait bien le besoin de sortie) ou celui de 'phase down' (qui laisse très flou la question de la réduction, sans en préciser l'ampleur), il me semble que l'important serait de pouvoir discuter d'un calendrier de réduction et d'engagements à court-terme de la production, et des investissements", ajoute-t-elle.

De leur côté, les militants sont sans appel : "Le bilan mondial devrait clairement appeler à une sortie et non à une réduction de toutes les énergies fossiles", soutient Friederike Röder, de l'ONG Global Citizen. "C'est d'une sortie de ces énergies fossiles dont nous avons besoin, pas d'une 'baisse', dit avec vigueur à franceinfo Keanu Arpels-Josiah, 18 ans, membre de Youth4Climate New York. Et cela ne peut pas se limiter aux fossiles 'sans dispositif d'atténuation'. Cette expression annule toute signification à ces promesses. Elle nous renvoie au greenwashing que l'on retrouve dans le discours porté par l'industrie des énergies fossiles. Il faut sortir de toutes les énergies fossiles", complète celui qui a interpellé John Kerry, l'envoyé spécial du président des Etats-Unis pour le climat, dans une allée de la COP28, pour lui demander si les Etats-Unis allaient un jour défendre cette position. 

La conférence de Dubaï est "à la fois une COP où l'influence néfaste et la capture du processus par l'industrie fossile est plus visible que jamais et une COP où on n'a jamais été si près d'une entente mondiale sur la nécessité d'une sortie des énergies fossiles", relève Caroline Brouillette, directrice générale du Réseau Action Climat Canada. "Ce paradoxe, ça pourrait très bien être un point d'inflexion historique", espère-t-elle.

"Ce choix est très débattu en ce moment
, rapporte à franceinfo Kathy Jetn̄il-Kijiner, envoyée spéciale pour les îles Marshall : "Nous poussons et travaillons avec nos partenaires pour nous diriger vers une sortie complète des énergies fossiles", qui représentent "le cœur du problème". L'Union européenne s'est, elle aussi, prononcée en faveur de "l'élimination progressive, à l'échelle mondiale, des combustibles fossiles". Elle précise "sans dispositif d'atténuation". Ce dernier ajout, mentionné en anglais sous le terme "unabated", est un autre sujet de discorde. 

Avec ou sans captage et stockage de carbone

Nombre de pays, dont la France, poussent pour obtenir une sortie des énergies fossiles dites "unabated", c'est-à-dire non adossées à des dispositifs de captage ou de stockage de carbone. Mais reste à savoir ce que ce terme, potentielle échappatoire pour l'industrie pétrogazière et ses clients, autoriserait. Car "il n'existe pas de définition internationalement reconnue de ce que signifient les termes 'unabated' ou 'abated'", explique à l'AFP Katrine Petersen, du groupe de réflexion sur le changement climatique E3G.

Ce qui s'en rapproche le plus est une note de bas de page dans le dernier rapport du Giec : les combustibles fossiles "unabated" sont ceux produits et consommés "sans mesure permettant de réduire de manière substantielle" la quantité de gaz à effet de serre émis tout au long du cycle. Des mesures qui peuvent inclure le captage d'au moins 90% des émissions de CO2 des centrales électriques, ou de 50 à 80% du méthane qui s'échappe lors de la production et du transport des hydrocarbures, chiffre le groupe d'experts mandatés par l'ONU.

Le terme 'unabated' peut malheureusement ouvrir la porte à une poursuite des énergies fossiles, avec une rhétorique disant que ce qui poserait problème ne sont pas les énergies fossiles, mais les émissions.

Céline Guivarch, directrice de recherche au Cired et coautrice du Giec

à franceinfo

Ces technologies, coûteuses, peu matures et jugées nécessaires uniquement dans une petite proportion par le Giec, sont accusées de servir de justification pour l'extension de la production de combustibles fossiles au lieu de privilégier les alternatives. Un rapport de l'université d'Oxford (PDF), présenté lundi à Dubaï, assure que s'appuyer sur le développement à grande échelle de ces technologies pour respecter nos objectifs coûterait "au minimum" 30 000 milliards de dollars de plus qu'un scénario misant plutôt sur le développement massif des énergies renouvelables. Elles n'en sont pas moins vantées par l'industrie pétrogazière et les pays producteurs, notamment les Emirats arabes unis qui président la COP28. Sultan al-Jaber avait d'ailleurs donné le "la" aux discussions avant la COP28, en déclarant que la diplomatie devrait se concentrer sur l'élimination progressive des émissions de gaz à effet de serre des fossiles et pas nécessairement sur celle des combustibles eux-mêmes. Avant de se reprendre en affirmant que la "sortie" des énergies fossiles était "inévitable". Autant de débats sémantiques qui devront aboutir le 12 décembre.

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