ENTRETIEN. Biélorussie : "Le pire des cauchemars d'Alexandre Loukachenko, c'est un tête-à-tête exclusif avec la Russie"
La Biélorussie est de plus en plus isolée sur la scène internationale. La Russie lui témoigne toujours son soutien, mais Alexandre Loukachenko va sans doute devoir lui accorder des concessions. Entretien avec Arnaud Dubien, de l'Observatoire franco-russe à Moscou.
Avec l'entrée en vigueur de restrictions contre son espace aérien, la Biélorussie se retrouve de plus en plus isolée en Europe. Minsk, la capitale, est accusée d'avoir délibérément dérouté, dimanche 23 mai, un avion de ligne, sur un vol Athènes-Vilnius, pour arrêter l'opposant politique Roman Protassevitch qui se trouvait à bord.
Sur le plan international, les regards se tournent de plus en plus vers la Russie, principal soutien du pays, qui semble détenir quelques clés dans l'avenir du régime d'Alexandre Loukachenko. Explications d'Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe à Moscou et chercheur associé à l'Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).
Franceinfo : Faut-il voir un rôle de la Russie dans l'affaire de ce détournement d'avion vers la Biélorussie ?
Arnaud Dubien : Des rumeurs ont circulé dimanche soir sur la présence, sur ce vol, de plusieurs ressortissants russes qui auraient débarqué à Minsk après l'incident, ce qui a immédiatement laissé penser à l'implication d'agents du FSB ou d'autres services spéciaux dans cette opération. Cela ne s'est pas vérifié. Même le site d'investigation Bellingcat, généralement bien renseigné et qui fut à l'origine de révélations sur l'affaire Navalny, ne tient pas cette hypothèse pour crédible. Pour autant, le Kremlin – s'il "couvre" Loukachenko – semble un peu gêné par cette affaire. En effet, tout ce qui peut créer des tensions avant la rencontre entre Joe Biden et Vladimir Poutine, prévue le 16 juin à Genève, n'est pas bienvenu. Or un tel incident est de nature à exposer médiatiquement et politiquement la Russie, compte tenu de sa proximité avec Loukachenko.
La Russie peut-elle jouer un rôle pour faire libérer les opposants politiques au président Loukachenko ?
Attendre du Kremlin qu'il fasse par exemple libérer Sofia Sapéga, la compagne russe de Roman Protassevitch, n'est pas réaliste. Il n'en a tout simplement pas les moyens. Il n'est sans doute pas inutile de rappeler que la crise biélorusse a commencé, fin juillet 2020, avec l'arrestation à l'aéroport de Minsk de personnes présentées comme étant des mercenaires de la compagnie militaire privée russe Wagner. Alexandre Loukachenko a alors été à l'origine d'une initiative dirigée directement contre les intérêts du Kremlin. On sait par ailleurs que Moscou soutenait discrètement un opposant, Viktor Babaryko, qui est incarcéré depuis de longs mois à Minsk. En d'autres termes, le régime biélorusse n'est pas aligné sur son protecteur.
La Biélorussie et la Russie sont pourtant alliées...
Ces deux pays entretiennent une relation complexe depuis une vingtaine d'années. Ils sont certes formellement engagés dans un processus d'intégration politico-économique, mais Alexandre Loukachenko a jusqu'ici toujours réussi à jouer sur plusieurs tableaux et à éviter un tête-à-tête – dangereux car déséquilibré – avec Moscou. Même durant l'automne 2020, alors qu'il était en grande difficulté face à l'opposition et que Moscou venait de lui sauver la mise, le président biélorusse a tenté de renouer avec la "multivectoralité" de sa politique étrangère. Ce sera évidemment beaucoup plus compliqué à l'avenir.
On parle pourtant d'un processus d'intégration des deux pays. Où en est ce projet ?
Ce sujet est sur la table depuis la campagne présidentielle de Boris Eltsine en 1996. Des organes intergouvernementaux ont été créés, les commissions se sont multipliées, tout comme les réunions et les sommets bilatéraux. Mais la Biélorussie a toujours veillé à ne pas lâcher sur les privatisations de ses grandes entreprises – convoitées par les oligarques russes – et sur une monnaie unique. Loukachenko craint, probablement à juste titre, qu'une intégration approfondie n'aboutisse à une dissolution de la Biélorussie, qui deviendrait de fait le 86e sujet de la Fédération de Russie. Les deux pays jouent donc au chat et à la souris depuis près de vingt-cinq ans.
Quel est aujourd'hui le dilemme pour Moscou vis-à-vis de son voisin ?
Pour Moscou, il est absolument exclu d'accepter le basculement de la Biélorussie dans la sphère d'influence occidentale. La Russie va donc continuer à subventionner le pays, à promouvoir une forme d'intégration et – sans doute plus qu'elle le souhaiterait – à protéger le régime de Loukachenko. Même si elle comprend bien que le maintien du président en place peut avoir un coût politique très lourd. La population biélorusse, qui dans sa majorité n'est pas anti-russe, pourrait en effet le devenir si Moscou s'associait de trop près et trop longtemps aux dérives autoritaires d'Alexandre Loukachenko.
Le destin des Biélorusses se joue-t-il à Moscou ?
Partiellement, oui. La Russie n'acceptera pas la répétition du scénario ukrainien de 2014, un nouveau "Maïdan" au profit de Washington et de Bruxelles. C'est une ligne rouge. Le remplacement d'Alexandre Loukachenko est un sujet ancien à Moscou, mais une telle transition est très difficile à mettre en œuvre. En réalité, le Kremlin ne peut pas organiser une "révolution de palais" à Minsk. Pour sa part, Loukachenko sait que Poutine a peur de perdre la Biélorussie ; il se présente donc comme le dernier rempart des intérêts russes contre l'Otan, la Pologne et les Occidentaux.
Vladimir Poutine semble souvent agacé par son homologue...
Il est vrai que le courant ne passe pas très bien entre les deux hommes, qui se fréquentent depuis une vingtaine d'années. Vladimir Poutine s'irrite quand Alexandre Loukachenko ne tient pas ses engagements sur l'intégration et fait tout pour botter en touche. A l'automne dernier, le président biélorusse s'était engagé à lancer un processus de transition, à réformer la Constitution. Les Russes ont voulu y voir la promesse qu'il n'irait pas au bout de son mandat et qu'il organiserait son départ. Le problème, c'est qu'Alexandre Loukachenko a repris la main et que son régime n'est plus menacé à court terme. Il est d'autant moins enclin à envisager un départ.
Que veut obtenir Moscou de Minsk ?
La Russie considère qu'elle ne reçoit pas les contreparties de son soutien économique et politique à la Biélorussie. Elle souhaiterait qu'Alexandre Loukachenko joue le jeu en ce qui concerne la réforme constitutionnelle, qu'il libère Viktor Babaryko, qu'il privatise les grands groupes publics (engrais chimiques, raffineries, constructions mécaniques, défense, etc.), qu'il accepte d'aller plus loin dans l'intégration économique, politique et militaire, avec par exemple l'ouverture d'une base aérienne en Biélorussie.
Comment le Kremlin va-t-il accueillir les sanctions prises par l'Union européenne contre Minsk ?
Contrairement à ce qu'ils disent publiquement, les Russes ne sont pas fâchés de ces sanctions, car elles poussent un peu plus le régime biélorusse dans leurs bras en acculant encore davantage Alexandre Loukachenko. Le pire cauchemar du président biélorusse est en train de se matérialiser, avec un tête-à-tête exclusif avec Moscou. Dans cette configuration, il a très peu de chances de préserver son indépendance et de sauver son pouvoir à moyen terme.
Il faudra analyser attentivement le périmètre des sanctions économiques occidentales à venir. Si les grandes usines – notamment pétrochimiques – sont sanctionnées, elles ne pourront plus exporter vers l'Europe, alors qu'elles constituent la plus grande source de revenus du pays. Je pense que Moscou va tenter de "coincer" Loukachenko et – si l'occasion se présente – de l'éjecter au profit d'un dirigeant plus consensuel mais s'inscrivant dans une forme de continuité stratégique.
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