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Brutalités policières au Nigeria : #EndSARS, le cri de ralliement d'une jeunesse en quête de justice

Ils ont obtenu la fin du SARS, cette unité de police nigériane censée lutter contre le vol, qui n'a cessé de multiplier les exactions ces dernières années. Mais les Nigérians réclament surtout justice pour toutes les victimes de cette unité.  

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Un manifestant, debout sur un camion, tient une pancarte où il est écrit : "Ne jamais abandonner." Il participe à une manifestation pacifique contre les brutalités policières au Nigeria à Magboro, dans l'Etat d'Ogun, le 20 octobre 2020. (OLUKAYODE JAIYEOLA / NURPHOTO)

Pour beaucoup de Nigérians, c'est un point de non-retour qui a été franchi dans la soirée du 20 octobre 2020 dans la mobilisation contre les brutalités policières, porté par le hashtag #EndSARS, et qui s'est transformée depuis en plaidoyer pour la bonne gouvernance au Nigeria. Quelques heures après l'annonce d'un couvre-feu dans l'Etat de Lagos pour contenir "les manifestations pacifiques" ayant "dégénéré" en "un monstre", selon le gouverneur Babajide Sanwo-Olu, les forces de sécurité ont tiré à balles réelles sur les participants à un rassemblement au niveau du pont à péage du Lekki Toll Gate, dans la capitale économique Lagos, afin de les en déloger.

"C'est un bien triste tournant"

Sur les réseaux sociaux, les Nigérians se sont partagé quasiment en direct, souvent avec le hashtag #LekkiTollGateShooting, les images de ce qu'ils qualifient de "massacre". Le bilan reste encore incertain"C'est un bien triste tournant. La dernière fois que cela s'est produit ici, c'était pendant le régime militaire... Il semble que nous soyons de retour dans les tranchées. C'est horrible. Le gouvernement nigérian devrait être tenu pour responsable du meurtre de sang-froid de ses propres citoyens. En fin de compte, il est plus facile pour le gouvernement d'écraser de jeunes citoyens pacifiques avec une violence aussi vicieuse que de reconnaître leurs revendications pacifiques pour mettre fin à la brutalité policière. Nous n'oublierons jamais !", a confié à franceinfo Afrique Nwachukwu Egbunike, journaliste et chercheur spécialisé dans l'usage des réseaux sociaux. Sa compatriote Nana Nwachukwu, universitaire spécialisée dans les questions relatives aux politiques publiques qui prend part au mouvement n'en pense pas moins : "Ce qui s'est passé à Lagos devrait aller à La Haye (où siège la Cour pénale internationale, NDLR).

Plus de deux semaines que le mot-dièse #EndSARS (en finir avec le SARS) s'est imposé sur la Toile, traduisant un mouvement inédit porté par les jeunes Nigérians contre les brutalités policières et qui a pris corps dans les rues du pays. Au cœur de leur revendication : la fin d'une unité dont la chasse aux voleurs était la raison d'être, la Special Anti-Robbery Squad (SARS), mais qui illustre désormais les dérives policières au Nigeria.

La mobilisation en ligne #EndSARS a commencé le 3 octobre 2020, lorsqu'une vidéo montrant des officiers de la SARS en train de brutaliser deux jeunes hommes à Lagos, et de tirer sur l'un d'eux, est devenue virale

Nwachukwu Egbunike, journaliste et chercheur

à franceinfo Afrique

"Personne ne sait vraiment à quelle date la vidéo a été réalisée, mais elle a été mise en ligne, poursuit le journaliste nigérian. C'est à ce moment-là que la discussion a commencé en ce qui concerne les manifestations actuelles. Le 9 octobre, le hashtag était relayé dans plus de 2,4 millions de tweets et était numéro un dans les tendances de plusieurs pays."

Les violences policières, "une blessure" pour de nombreuses familles

Initié par les jeunes, principale cible de la SARS, ce mouvement social soutenu par de nombreuses stars du cinéma et de la musique et salué par d'éminentes personnalités nigérianes, bénéficie d'une large adhésion au sein de l'opinion publique nationale (et même au-delà). "Quel que soit votre âge, votre religion, votre patrimoine... Les policiers de la SARS peuvent vous tuer et, parce que le système judiciaire est inopérant, ils ne seront pas inquiétés", explique à franceinfo Afrique Nana Nwachukwu.  

Les brutalités policières constituent "une blessure pour de nombreuses familles partout dans le pays, renchérit son compatriote Nwachukwu Egbunike. Les gens en parlent depuis longtemps, mais il ne s'est rien passé."

(L'inspecteur général de la police a dissous la SARS)

La donne a changé depuis. La dissolution de la SARS a été officiellement annoncée le 11 octobre 2020 mais ce n'est pas pour autant que les manifestations ont cessé. Car non seulement les griefs contre cette unité ne sont pas nouveaux, mais aussi parce que les manifestants veulent obtenir justice pour toutes ses victimes à qui elles ont rendu hommage dans la soirée du 16 octobre. Leurs visages ont été publiés sur la Toile, à l'instar de ceux de policiers identifiés comme des ripoux. 

(En l'honneur de chacune des vies de nos frères et sœurs perdues à cause de l'incompétence et de la cruauté de la police nigériane)

#EndSARS est "une conversation qui se déroule sur la Toile depuis trois ans", rappelle Nwachukwu Egbunike. En 2017, une campagne en ligne avait déjà été lancée pour dénoncer les agissements de la SARS répertoriés, entre autres, par Amnesty International notamment en  2014 dans un document sur la torture au Nigeria. L'organisation a encore récemment publié un rapport dans ce sens et elle a continué à documenter les dérives de l'unité dissoute. 

(Il est temps d'en finir avec Sars – #ENDSARS – pour de bon)

Une unité de police devenue incontrôlable

"La Sars d'aujourd'hui n'est pas la même que celle que j'ai créée en 1984", a confié Fulani Kwajafa à la BBC. L'unité, dont il approuve à "100%" la dissolution, rime pour lui désormais avec "banditisme". Un constat que font les Nigérians au quotidien. "La SARS est une unité qui a été dévoyée, rappelle Nana Nwachukwu

Cette unité de police malhonnête a également été utilisée par des politiciens pour intimider les citoyens en semant le trouble, notamment en période électorale

Nana Nwachukwe, universitaire et manifestante

à franceinfo Afrique

"Ces policiers n'obéissent plus à une quelconque hiérarchie. Ils sont devenus eux-mêmes des criminels qui s'en prennent à des personnes innocentes, se livrent à des exécutions extra-judiciaires... Ils font des choses impensables comme le 'waterboarding' (forme de torture qui consiste à interroger une personne en la faisant suffoquer dans des simulacres de noyade). Ils ciblent les jeunes : s'ils ont l'air d'avoir de l'argent, si vous portez des dreadlocks ou avez des tatouages, ils vous arrêtent au prétexte que vous ressemblez à un criminel... Ils interpellent en s'appuyant sur l'apparence des gens", insiste l'universitaire.

Les jeunes, qui ont été les pricipales victimes de cette brigade, "sont aujourd'hui fatigués et sont dans la rue partout dans le pays. Le mouvement lancé sur Twitter et né à Lagos a essaimé. "Jusqu'à présent, les manifestations ont eu lieu dans 23 des 36 états du pays et à Abuja, la capitale fédérale", précisait l'universitaire le 17 octobre 2020. Les rassemblements ont été d'ailleurs interdits à Abuja, le 15 octobre au motif que les restrictions liées à la pandémie du Covid-19 n'étaient pas respectées. 

Ces manifestations pacifiques sont pourtant réprimées par les forces de l'ordre. Les événements de la soirée du 20 octobre l'ont encore prouvé. "Les personnes qui exercent leur droit de manifester et qui réclament la fin des brutalités policières sont elles-mêmes brutalisées et harcelées par ceux qui devraient les protéger", notait l'organisation de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) dans un communiqué publié le 16 octobre, soit huit jours après le début des rassemblements. "Plus d'une dizaine de personnes ont déjà été tuées par des tirs de la police pendant les manifestations alors que les manifestants ne sont pas armés. Ces rassemblements sont pacifiques", insiste Nana Nwachukwu.

En outre, cette mobilisation dénote d'une nouvelle approche des réseaux sociaux par la jeunesse nigériane, constate le chercheur Nwachukwu Egbunike. Ces plateformes utilisées jusqu'ici à des fins ludiques sont devenues des outils de revendication. "Pour la première fois, les jeunes utilisent ces connexions virtuelles pour faire avancer leur plaidoyer de la Toile vers la rue. C'est manifestement ce qu'il se passe. Et c'est précisément pour cela qu''ils n'ont pas hérité des encombrants bagages des générations précédentes qui, eux, ont vu leurs mouvements être détournés. C'est pour cela aussi que la mobilisation est largement soutenue. #EndSARS n'a pas de connotation ethnique ou religieuse. Ce qui est notable dans un pays qui compte quelque 250 groupes ethniques et pas moins de 500 langues." A ce titreles choses peuvent tourner très vite "au désastre"

Une mobilisation sans leaders, "décentralisée" et participative

Néanmoins, la vraie particularité de la mobilisation que mettent en avant les manifestants est de ne pas avoir de leaders. Une caractérisqtique que relèvent d'emblée les universitaires Nwachukwu Egbunike et Nana Nwachukwu quand on les interroge sur les spécificités d'un mouvement dont les revendications vont maintenant au-delà des brutalités policières. "C'est un collectif de différentes organisations et d'individus qui travaillent ensemble, une organisation décentralisée. Par exemple, ceux qui portent les protestations à Lagos sont totalement différents de ceux qui les soutiennent à Abuja ou dans d'autres parties du pays. Et à Lagos, il n'y a pas une seule personne ou une seule organisation qui soit responsable de la mobilisation", explique Nwachukwu Egbunike. 

Nana Nwachukwu souligne, elle, l'exceptionnelle coordination du mouvement. Ainsi, une organisation comme Feminist Coalition, qui défend la cause féministe au Nigeria, a par exemple décidé d'apporter une aide financière aux manifestants dès les premières heures de la mobilisation et cela "avec une transparence exemplaire". Cela a commencé par une petite initiative de ce groupe de femmes, raconte Nana Nwachukwu, à savoir réunir de l'argent pour fournir en eau les manifestants sortis massivement dans les rues de Lagos. Les dons n'ont cessé de se multiplier depuis. Au point où le fondateur de Twitter, Jack Dorsey, a également a appelé à soutenir un mouvement auquel sa plateforme a associé un émoji.

"D'autres groupes apportent leur aide financière. D'autres personnes encore fournissent une assistance juridique. Avec un petit groupe d'amis, nous apportons un soutien sur les questions liées à la désinformation. Certains apportent une aide médicale et humantaire aux personnes blessées", explique Nana Nwachukwu. "C'est comme s'il s'agissait d'un petit gouvernement" et  "tout relève du financement participatif."Les uns sont heureux de travailler avec les autres. C'est une espèce d'armée sociale. Les gens qui ne sont pas physiquement présents s'assurent d'apporter un soutien en ligne... La diaspora apporte son soutien et fait part de ses idées. Nous avons utilisé les réseaux sociaux pour gérer la plus grande partie de la communication". Un dispositif d'aide d'urgence a été mis en place pour les manifestants. "Tout se coordonne, avec fluidité, entre des personnes qui, pour la plupart, ne se sont jamais rencontrées."   

Scepticisme face aux annonces des autorités

Ce fonctionnement polycéphale semble contribuer à protéger le mouvement de toute emprise politique. "Les autorités nigérianes sont dépassées par l'ampleur du mouvement. Elles recourent à toutes les tactiques dont elles disposent. Pendant 'Occupy Nigeria' (2012), qui était jusqu'à présent la plus grande mobilisation sociale au Nigeria pour réclamer la bonne gouvernance, les autorités ont réussi à briser le mouvement par le biais de ces leaders, affirme Nana Nwachukwu. On a offert de l'argent à certains, des postes à d'autres (...) Mais cette fois-ci, puisqu'il n'y a pas de leaders, le gouvernement est confus."

La dissolution de la SARS et les différentes annonces du président Muhammadu Buhari, de son vice-président ou encore du chef de la police pour assurer que des réformes seraient menées n'ont convaincu personne. Par conséquent, la contestation se poursuit. Dès l'annonce du démantèlement de l'unité incriminée, une liste de cinq revendications – en réponse à celle de la police au moment de la dissolution de la SARS – a été publiée pour réaffirmer ce que les Nigérians attendent de leurs responsables politiques. Des attentes qui se résument, selon Nana Nwachukwu, en un mot : "justice". 

Nous voulons que les personnes qui ont commis des crimes soient arrêtées

Nana Nwachukwu, universitaire et manifestante

à franceinfo Afrique

"Nous voulons connaître leurs noms et voir leurs visages. Nous voulons qu'elles soient jugées. Rien de moins. Les preuves sont déjà disponibles dans l'espace public. Il ne faudrait pas plus de 7 jours ouvrables au gouvernement pour engager des poursuites (...) Nous voulons voir les coupables aller en prison". D'autant que des officiers de la SARS, dont les crimes sont connus, ont vu leur carrière plutôt avancer. Une enquête de la BBC a, par exemple, identifié un officier du SARS qui avait torturé à mort un jeune homme en 2014 et qui, par la suite, a été promu deux fois. A titre personnel, ajoute Nana Nwachukwu, "j'aimerais voir l'inspecteur général démis de ses fonctions parce qu'il a perdu le contrôle de ses forces". 

Un scepticisme nourri par le fait que durant ces dernières années, des annonces de ce type à propos de la SARS ont été faites par le gouvernement durant la dernière décennie, rappelle le journaliste Nwachukwu Egbunike. "Le Nigeria est un pays dont les dirigeants ont systématiquement, au fil du temps, fait des promesses qu'ils n'ont pas l'intention de tenir (...) Notamment en ce qui concerne la SARS. Les responsables politiques s'en remettent à la sémantique et espèrent que le problème va disparaître". L'un des collaborateurs du président Buhari, Bashir Ahmad, dont différents tweets ont été mis bout à bout pour démontrer la vacuité des annonces des autorités nigérianes, s'est ainsi défendu en affirmant que la dissolution de la SARS était une première.  

En outre, le transfert des missions du SARS à une "nouvelle" unité, le SWAT dont la Croix-Rouge devrait participer à la formation des membres, semble encore moins rassurant. "Le gouvernement a été malhonnête avec nous. Le SWAT (Special Weapons and Tactics) n'est pas une nouvelle unité, selon Nana Nwachukwu qui s'appuie sur des articles de presse mentionnant l'unité. Et puis, ils ne nous ont pas dit de ce qu'ils feraient des membres de la brigade démantelée..." 

Pour Nwachukwu Egbunike et Nana Nwachukwu, il ne fait aucun doute que les responsables politiques nigérians prennent au sérieux la mobilisation #EndSARS. Leurs différentes prises de parole en témoignent. "Ils craignent que cela ne devienne une révolution (...) Ils ont tiré mais les gens ont été de plus en plus nombreux à manifester chaque jour. Des personnes sont mortes, mais les gens continuent à sortir. D'habitude, les Nigérians sont plutôt inquiets pour leur vie. Et là, ce ne sont pas les Nigérians qu'ils connaissent", résume Nana Nwachukwu.

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