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Cannes manque-t-il au cinéma africain ?

La 73e édition du Festival de Cannes n'a pas eu lieu pour cause de pandémie de Covid-19. Ce vide pour l'industrie cinématographique mondiale est-il aussi ressenti par les acteurs du cinéma africain, qui y est souvent rare ? 

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13 min
Une Palme d'Or sur scène pendant les répétitions de la cérémonie d'ouverture de la 71e édition du Festival de Cannes, le 8 mai 2018. (ANTONIN THUILLIER / AFP)

Une édition 2019 qui décerne la Palme d'Or à un film intitulé Parasite et un virus qui prive la planète cinéma de Festival de Cannes, notait un internaute dans un tweet. Le prestigieux rendez-vous cinématographique semble avoir écrit le scénario d'une absence que ses organisateurs ont tenté d'éviter jusqu'au dernier moment. D'ailleurs, le 3 juin 2020, la sélection de la 73e édition sera tout de même dévoilée. Un label sera décerné aux œuvres choisies. Sur la Croisette, les films originaires du continent se comptent souvent sur les doigts d'une main. La grand messe du septième art, qui n'a pas eu lieu du 12 au 23 mai 2020 comme prévu, manque-t-elle à une cinématographie qui y est habituellement très peu représentée ? Comédiennes, acteur, productrice, directeurs de festival, réalisateurs, critiques de cinéma nous répondent.

Dora Bouchoucha, productrice et directrice du Festival Manarat

"Depuis quelques années, le cinéma africain, celui du Maghreb sont beaucoup mieux représentés qu'avant dans les festivals de classe A, à savoir les grands festivals. L'année dernière, à Cannes, il y avait un film africain dans toutes les sections et les sélections parallèles. Nos œuvres ont le vent en poupe. On les retrouve à Berlin, à Venise, à Toronto... En Tunisie, au Maroc, on produit de plus en plus. J'ai des raisons d'être optimiste parce que je travaille avec de nombreux cinéastes partout sur le continent, entre autres, dans le cadre d'ateliers d'écriture. 

Bien sûr que le Festival de Cannes, et pas seulement lui, va manquer mais ce qui manque surtout, ce sont les salles de cinéma, de théâtre... Au fond, c'est la culture qui manque (...)

Dora Bouchoucha

à franceinfo Afrique

Du pays (la Tunisie, NDLR) et de la région du monde d'où je viens, la culture n'est pas seulement un produit consommable, c'est aussi une vision de la vie, une façon d'être (...) et cela nous tient vraiment à cœur. Nous avons reporté Manarat à l'année prochaine. C'est un festival qui se tient sur les plages pour que les gens y voient les films qu'ils n'ont pas l'habitude de voir. C'est un moment de communion. Cela ne se remplace pas. (...) La culture est un ciment entre les gens, elle soude l'humanité. La pratiquer chacun dans son coin, je n'y crois pas trop. Un festival en ligne n'est une alternative qu'en cas de pandémie.

Néanmoins, pour un cinéma comme le nôtre – qui est en train de se mettre en place et dont les films demeurent rares à Cannes et pour un réalisateur ou un producteur qui a des chances d'être sélectionné une année comme celle-ci et qui, pour le coup, recevra éventuellement un label, c'est vrai que cette absence est plus notable. Cependant, le Festival ne manque pas seulement au cinéma africain, il manque à tout le monde. 

C'est une année de réflexion, une pause pour l'humanité qui est touchée dans son ensemble... Il faudrait que nous ayons un festival d'envergure sur notre continent avec de grands critiques de films parce que, finalement, nous dépendons toujours du Nord en termes de reconnaissance. Il y a déjà le Fespaco, Carthage et c'est très bien, mais il faut qu'on se dote encore d'un rendez-vous cinématographique majeur."

Philippe Lacôte, réalisateur 

"Le cinéma africain manque-t-il à Cannes ? La question pourrait aussi être celle-là. Cannes manque au cinéma africain, comme il manque au cinéma international. C'est une vitrine et une large exposition pour tous les films. Je suis bien placé pour le savoir (son premier film Run a été présenté à Un Certain Regard en 2014, NDLR)

Nous étions en train de finaliser un film qui a postulé pour Cannes

Philippe Lacôte

à franceinfo Afrique

Nous attendions la sélection définitive et nous sommes restés dans les tuyaux des shortlists. Ce rendez-vous est important pour ce film-là, qui a besoin d'une visibilité dans un grand festival pour trouver son public après en salles et faire parler de lui. Nous saurons bientôt s'il ressort avec un label (qui sera décerné par le festival aux œuvres qui ont été sélectionnées pour l'édition 2020, NDLR). Mais un label n'a pas le même impact qu'un festival. Encore une fois, Cannes manque au cinéma en général."

Claire Diao, critique et membre du comité de sélection de la Quinzaine des réalisateurs

"La présence africaine était en constante progression, notamment l'année dernière. Beaucoup d'articles soulignaient qu'il y avait des films africains dans toutes les sections et sélections parallèles. Il y avait effectivement Atlantique en Compétition officielle, Papicha et Adam à Un Certain Regard, Abou Leila et Le Miracle du Saint Inconnu à la Semaine de la Critique, Tlamess à la Quinzaine des réalisateurs... De nombreux films d'Afrique du Nord. Côté jurés, il y avait la comédienne et réalisatrice Maïmouna N'Diaye, basée au Burkina Faso, qui était membre du jury officiel et Djia Mambu, une critique de cinéma belgo-congolaise, qui était dans celui de la Semaine de la critique.

Tout cela était assez inédit et, par conséquent, il est dommage que le Covid-19 vienne couper cet élan. On ne sait pas s'il était unique, une petite effervescence à un moment donné, ou si c'était un mouvement qui allait se confirmer cette année. A la Quinzaine des réalisateurs, nous avons reçu environ 80 films originaires d'Afrique (courts et longs métrages) contre une cinquantaine l'année dernière.

La "chance" du Covid-19, si je puis m'exprimer ainsi, c'est qu'il est ultra-démocratique. La pandémie touche tout le monde, tous les réalisateurs et tous les producteurs. Il n'y a pas un pays qui est plus favorisé qu'un autre, un festival qui l'est plus qu'un autre... Tout le monde se pose la question de faire une édition en ligne, de reporter ou d'annuler son événement.

Si l'on se penche sur le côté positif de la situation, force est de constater que cela va laisser plus de temps à la post-production

Claire Diao

à franceinfo Afrique

Beaucoup de réalisateurs et producteurs postulent très tôt : les films ne sont pas finis quand on envoie les liens de visionnage aux comités de sélection. (...) On sent que tout peu bouger. L'année dernière, j'avais croisé de nombreux cinéastes qui, des mois plus tard, me disaient qu'ils avaient enfin fini leur film. A Cannes, il faut postuler au plus tard en mars. Mais il y a un tel enjeu autour de ce festival, de la rampe de lancement que cela représente pour un film que tout le monde a envie d'être prêt dans les dates imparties par les comités de sélection. Là, peut-être, si les gens ont les moyens de payer cette post-production et que les studios rouvrent comme il se doit, les créateurs auront plus de temps pour peaufiner leurs œuvres." 

Gérard Marion, directeur du Festival Lumières d'Afrique de Besançon 

"En tant que programmateur, nous venons tous faire notre marché sur la Croisette. On y gagne du temps. Les films sont projetés dans des conditions exceptionnelles, même si parfois la version cannoise n'est pas la version définitive. On a le temps d'échanger avec les cinéastes et de prendre des contacts. Il y avait une forte présence africaine l'année dernière. Ce cinéma arrive à un niveau tel qu'il est présent dans les sélections cannoises. De même, il y a eu cette idée extraordinaire d'avoir fait ces deux pavillons africains, des initiatives privées dont on avait besoin. 

L'événement manque à tous les projets et à tous les cinéastes, aux jeunes talents qui viennent du continent africain et qui sont présents au Short Film Corner

Gérard Marion

à franceinfo Afrique

Un festival est avant tout un lieu d'opportunités, des rencontres, des émotions et des queues ! C'est cela qui est intéressant à Cannes. Le nombre de personnes que j'ai pu rencontrer dans ces files d'attentes... Nous sommes en 2014. Quelques années plus tôt, Mehdi Ben Attia (cinéaste tunisien, NDLR) qui est aussi grand que moi, était venu présenter son film Le Fil à Besançon et nous sommes restés en contact.

Et à Cannes, alors que je suis en train de faire la queue pour voir un film programmé à Un Certain Regard, il me hèle et me présente à Amine Bouhafa, qui avait fait la musique de Timbuktu (film alors en compétition officielle), et le chef opérateur de (Abdelatif) Kechiche, Sofian El Fani, dont le film (La Vie d'Adèle) a remporté la Palme d'Or (en 2013). Ensemble, nous avons refait le monde en faisant la queue. Cannes est un peu une madeleine de Proust. Dix jours consacrés exclusivement au cinéma où on est en apesanteur, avec l'esprit ouvert sur des cinématographies qui viennent du monde entier." 

Stéphanie Dongmo, présidente du Cinéma numérique ambulant au Cameroun

"Le Festival de Cannes a manqué cette année au cinéma africain. Il est vrai que nos films y sont peu présents, mais c’est toujours une grande fierté pour tout le continent de voir une de ses œuvres en compétition officielle, dans la sélection ou encore dans les sections parallèles. Nos films ont très peu de visibilité à l’international et nos marchés nationaux sont étroits. Il y a peu de manifestations où elles s’exposent et parfois les retombées ne sont pas toujours à la hauteur des attentes. Etre sélectionné à un festival comme Cannes permet à un film de franchir ce type d'obstacles.

C’est une mise en lumière non négligeable et l'occasion de défendre les cinémas d'Afrique

Stéphanie Dongmo

à franceinfo Afrique

En marge du festival, il y a beaucoup d’autres opportunités pour les cinéastes africains, celle de rencontrer des professionnels du monde entier, de négocier des partenariats, de conclure des coproductions... Des espaces comme le Pavillon des cinémas du monde et les pavillons dédiés au continent favorisent ces échanges qui peuvent aboutir plus tard à des projets concrets.

Malheureusement, il y a certains fonctionnaires des ministères africains de la Culture qui vont à Cannes, en vacanciers, dépenser les deniers publics et ne font rien. Cependant, cela ne devrait pas occulter toutes les possibilités offertes aux professionnels africains. Personnellement, je suis impatiente de découvrir, le 3 juin prochain, la sélection officielle du Festival de Cannes 2020 malgré le fait qu’il n’ait pas lieu."

Lyes Salem, comédien et réalisateur 

"Le Festival de Cannes ne manque pas du tout au cinéma africain, parce qu'il ne fait absolument rien pour lui. Je ne vois pas en quoi cette absence est un problème dans la mesure où quand les films africains sont sélectionnés dans les principales sections du festival, ils répondent à un cahier des charges. Quand on est du cinéma nord-africain, il faut parler des islamistes, du droit des femmes et des immigrés clandestins... 

Cannes n'est pas à l'écoute des questionnements qui interrogent la société africaine à travers son cinéma

Lyes Salem

à franceinfo Afrique

Cette année, il n'y a pas de festival, ce n'est pas grave au regard de ce que nous vivons actuellement ! C'est dommageable certes, mais il y aura une édition l'année prochaine ! Le cinéma ne va pas s'arrêter. Quand est-ce que les salles, les théâtres vont rouvrir ? Est-ce que les gens vont avoir envie de retourner en salles s'asseoir et communier devant une œuvre de cinéma, du spectacle vivant ? C'est de cela qu'il faut plutôt s'inquiéter."

Maïmouna N'Diaye, actrice et cinéaste 

"D'abord, je ne pense pas qu’un cinéma africain existe, une cinématographie africaine en revanche, oui. Que Cannes, cette année, manque à cette dernière m'inspire un avis mitigé. Je ne sais pas si nous estimons que ce festival est primordial pour le rayonnement de nos créations. Pour que quelque chose nous manque, il faut qu’il réponde à un besoin, une nécessité.

Ensuite, parler de cinéma africain peu représenté à Cannes est un euphémisme. Il y a 54 pays sur le continent dont la majorité́ n’a ni structure, ni budget sérieux pour développer la création cinématographique. Le Festival de Cannes est l'endroit où tous les gens du métier rêvent d'aller au moins une fois (...). Que faisons-nous pour que rêve devienne réalité ? 

Nous produisons combien de films sur le continent et combien seront sélectionnés ? Un ou deux, peut-être... Ce sont à ceux-là que Cannes manquera

Maïmouna N'Diaye

à franceinfo Afrique

Le festival sélectionne des pépites qui répondent aux critères d’un cinéma mondial d’une grande qualité. A ce titre, c'est bien que les cinéastes africains puissent participer à ce type de rendez-vous qui contribue à relever le niveau de nos cinématographies. Je reste confiante dans la capacité de notre production à être davantage présente sur la Croisette dans les années à venir. Le cinéma des pays africains commence à percer dans les festivals internationaux."

Djia Mambu, critique de cinéma

"Les professionnels de l'industrie sont secoués par l'annulation de la grand messe du cinéma. Mais cela a-t-il a vraiment un impact sur les cinémas d'Afrique ? La réponse est non pour ma part car cette annulation touche plutôt les industries (acquisitons, opportunités, réseautage, etc.) que les œuvres elles-mêmes. 

Comme les industries sont pauvres ou inexistantes sur le continent, l'impact est réduit, voire inexistant

Djia Mambu

à franceinfo Afrique

A part manquer la grande première de deux ou trois œuvres africaines, qui par la suite, auraient de toute façon, poursuivi leur carrière dans d'autres festivals, je ne vois pas d'autre source de frustration. Je pense que le nouveau film de Mahamat-Saleh Haroun (cinéaste tchadien, NDLR), habitué de la Croisette, devait être sélectionné. On a sans doute raté un bon film d'après ce que j'ai entendu dire. Cependant cela aurait été une goutte dans un verre d'eau."

Marème N'Diaye, comédienne

"Le contexte a malheureusement rendu impossible la tenue du Festival cette année. Cannes rassemble autour du cinéma. Ce sont des passionnés de culture et d'art qui s'y retrouvent pour célébrer le septième art. C'est la joie : tout le monde a envie d'assister au Festival, de rencontrer des grands acteurs, d'être dans la salle où il y a Tarentino, De Niro et bien d'autres. Cannes procure de la joie pendant une dizaine de jours parce qu'on y fait de très belles rencontres professionnelles.C'est dommage que l'Afrique n'y soit pas mieux représentée. 

Je ne suis pas sûre que cette édition ait manquée au cinéma africain

Marème N'Diaye

à franceinfo Afrique

Il y a de très beaux films, venant de toutes les régions du continent, qui sont proposés au Festival de Cannes et qui, finalement, ne sont pas sélectionnés. Le festival fait souvent la part belle aux productions américaines qui, d'une certaine manière, le font vivre. A côté, le cinéma africain est moins accrocheur." 

Moussa Touré, réalisateur

"Il ne manque pas au cinéma africain. C'est plutôt le cinéma africain qui se manque à lui-même dans la mesure où il ne se développe pas. Il ne devient pas une industrie. (...) Il lui manque tellement de choses qu'il est un cinéma quelque peu amputé. Il n'y a que ceux qui nous gouvernent qui peuvent le développer.  

Nous, les cinéastes africains, faisons des films depuis des années pour les montrer ailleurs parce que ce n'est pas possible de les voir chez nous. Il faut qu'on parle enfin de salles de cinéma, il faut que nos compatriotes puissent voir nos films. Je fais partie de ces cinéastes africains qui sont souvent produits par l'Europe et dont les films sortent. Peut-être qu'à ces gens-là, le festival manque. C'est mon cas, d'autant que je travaille actuellement sur deux projets. 

Cannes est la vitrine d'industries. Les films qui y sont les mieux cotés en sont issus. Il faut donc une industrie cinématographique africaine qui puisse présenter ses créations sur la Croisette

Moussa Touré

à franceinfo Afrique

Il ne faut pas se leurrer, quand chaque année ou tous les trois ans, il y a "un" film qui réveille et mobilise tous les Africains. Il est primordial que nous ayons un cinéma local qui a d'ailleurs existé quand Djibril Diop Mambéty ou Sembène Ousmane présentaient leurs premiers films à Cannes. Il faut de nouveau produire nous-mêmes des films et les montrer, y compris avec les petits moyens dont nous disposons.

Nous pouvons, par exemple aujourd'hui, faire des salles en plein air. Trouver sa propre voie, ne pas imiter. C'est ce que les Nigérians ont fait avec Nollywood. Cependant, il faut dire que nous sommes dans des pays sous-développés ou en voie de développement où il faut faire du cinéma. Le problème de l'Afrique est là : faire du cinéma dans des pays pauvres. Comment fait-on ? Il faut chercher."

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