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Parler, Gab, Telegram… Plongée dans ces réseaux sociaux où les soutiens complotistes de Trump cherchent refuge

Bannis de Twitter, les partisans complotistes de Donald Trump tentent de se réorganiser dans des recoins plus sombres d'internet, où ils rejoignent des groupes extrémistes bien implantés.

Article rédigé par Benoît Zagdoun - Julien Nguyen Dang
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
De nombreux conspirationnistes ou soutiens de Donald Trump ont rejoint des réseaux sociaux "alternatifs" après s'être fait bannir de Twitter et Facebook. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO.FR)

Sur Twitter, c'est devenu très calme", souffle Géo*. Ce partisan français de la mouvance conspirationniste QAnon a vu disparaître quantité de comptes auxquels il était abonnés, à commencer par celui de Donald Trump. Désormais, l'étudiant en Staps à Nancy "se sent un peu seul" quand il tweete. Cela pourrait être pire pour lui. Son compte n'a pas été suspendu, contrairement à 70 000 autres. Twitter les a bannis en réaction à l'implication de nombreux QAnon dans l'envahissement du Capitole, le 6 janvier.

Exclus de Twitter, parfois aussi de Facebook ou YouTube, les complotistes et extrémistes pro-Trump, et tout particulièrement les QAnon, cherchent refuge sur Parler, Gab, Telegram, Signal, VK, MeWe, Rumble… Des messageries, des réseaux sociaux et des plateformes de partage de vidéos alternatifs. Des recoins d'internet déjà fréquentés de longue date par l'extrême droite américaine et européenne, les suprémacistes blancs et les néonazis. Entre autres. Pour ne pas perdre le contact avec le reste de sa communauté, Géo a suivi le mouvement. "En quelques jours", il a ouvert des comptes sur "beaucoup" de ces plateformes.

Parler, expulsé des serveurs d'Amazon

"Il faut le voir comme un mouvement de reconfiguration", analyse Sébastien Mort. Pour ce maître de conférences de l'université de Lorraine, spécialiste de la politique et des médias américains, l'exclusion par Twitter de Donald Trump et de ses soutiens a donné un "coup de pied dans la fourmilière".

"On observe un moment de flottement, une incertitude par rapport à la façon de se réorganiser."

Sébastien Mort, maître de conférences de l'université de Lorraine

à franceinfo

C'est sur l'appli Parler que de nombreux conspirationnistes se sont d'abord retrouvés. La plateforme lancée en 2018, très semblable à Twitter, s'est fait connaître pour avoir attiré des abonnés à tendance ultra-conservatrice, voire d'extrême droite. L'ancien candidat républicain à la Maison Blanche Ted Cruz ou encore l'avocat de Donald Trump Rudy Giuliani s'y sont inscrits. Et Marion Maréchal a rejoint le réseau en juillet 2020 "pour contourner la censure de Twitter", assure-t-elle.

Après s'être hissé en tête des téléchargements de samedi outre-Atlantique sur les iPhone, le réseau Parler a été expulsé des serveurs d'Amazon et des magasins d'applications de Google et Apple. "On va faire tout ce qu'on peut pour revenir en ligne le plus rapidement possible", a promis son fondateur, John Matze.

Ruée vers Telegram

Branle-bas de combat chez les conspirationnistes : ils s'organisent désormais sur la messagerie Telegram. Le groupe "QAnon France" y compte plus de 3 200 membres. Celui-ci "a doublé son nombre d'abonnés en quelques semaines", affirme Sophie F., coadministratrice du groupe en ébullition. La popularité de ce réseau chiffré, fondé en 2013 par deux frères russes, a décollé ces derniers jours. Sur ce groupe, les partisans français de QAnon, désarçonnés, restent convaincus de leur victoire à venir, comme Karine W., le 11 janvier : "Temps difficiles à venir, plus durs que ce que déjà vécu. Tout est prévu depuis le meurtre de JFK. [...] Gardez-vous émotionnellement stables, même si fatigués physiquement. Ce n'est pas fini, le pire est à venir avant le meilleur."

Pour Mike Rothschild, spécialiste des théories du complot et de la mouvance QAnon, le choix de Telegram tient au fait que "l'application est beaucoup plus fonctionnelle que Gab ou Parler." Cette explosion n'est pas non plus sans lien avec les annonces controversées de la messagerie concurrente WhatsApp sur la protection des données. "Durant la première semaine de janvier, Telegram a dépassé les 500 millions d'utilisateurs mensuels actifs", s'est félicité son cofondateur Pavel Durov. Quelque "25 millions de nouveaux utilisateurs ont rejoint Telegram durant les seules 72 dernières heures", clamait-il encore, le 12 janvier.

Seulement, là aussi, le vent commence à tourner. "Telegram est une application qui, jusqu'à récemment, ne contrôlait pas le contenu partagé par les utilisateurs. Elle commence cependant à supprimer des contenus néonazis", observe Mike Rothschild. Craignant d'en être chassés, certains envisagent des solutions de repli comme Signal, "si les choses tournent au vinaigre", écrit un des meneurs du groupe "QAnon France", Jimmy S.

Gab "veut le trafic QAnon"

Signal, autre réseau chiffré, a été installé 7,5 millions de fois dans le monde entre les 6 et 10 janvier, relève Business Insider**. Cet afflux de nouveaux inscrits a forcé l'entreprise californienne à investir dans de nouveaux serveurs pour rester à flot. Le réseau conservateur Gab a connu cette contrainte technique. "Notre trafic a bondi de 753% dans les 24 dernières heures (...) S'il vous plaît, soyez patients", a prévenu la plateforme, samedi 9 janvier. Ce boom a pesé sur l'expérience des utilisateurs. "Gab est instable, relate Géo*. Il y a beaucoup de bugs et de ralentissements. Au début, je n'arrivais pas à créer de compte."

Cet exode massif avait toutefois débuté avant les violences du Capitole. Le fondateur de Gab, Andrew Torba "a vraiment encouragé les adeptes de QAnon à rejoindre sa plateforme", selon Alex Kaplan, chercheur à Media Matters for America, ONG américaine proche des démocrates qui surveille la désinformation en provenance du camp républicain. Andrew Torba "a lancé un service de streaming qui a une rubrique dédiée aux QAnon. Il veut le trafic QAnon."

Sur le réseau connu pour avoir hébergé des néonazis, certains groupes de la mouvance conspirationniste sont énormes, atteignant jusqu'à 172 300 membres le 15 janvier, presque autant que "Trump 2020" et ses 193 000 membres. D'autres réseaux plus confidentiels parviennent à flirter avec les mêmes chiffres, grâce à l'arrêt brutal de Parler, selon L'ADN. Entre le 5 et le 10 janvier, les téléchargements de l'application canadienne Rumble ont progressé de 144%, tandis que pour le réseau américain MeWe, ceux-ci ont bondi de 244%, observe Axios**. De quoi hisser ce confidentiel réseau social dans le palmarès des applications les plus téléchargées aux Etats-Unis durant le week-end ayant suivi l'envahissement du Capitole.

"Je teste beaucoup de plateformes, ça demande du temps de s'adapter à ce nouveau fonctionnement, concède Géo*. C'est assez compliqué de retrouver les gens qu'on suivait, ça s'est un peu dispersé." Pour s'entraider, les partisans français de QAnon partagent leur avis sur leur canal Telegram : "Signal pour remplacer WhatsApp, c'est vraiment cool", écrit Batu X. le 12 janvier. Le même jour, Dany E. conseille  : "Optez pour VK, Signal, Telegram, Gab et ProtonMail".

Une "déplateformisation" peu efficace

Exclus de Twitter, Donald Trump et ses dizaines de milliers de soutiens ont subi une "déplateformisation"."Ils avaient une force de frappe qui était devenue vertigineuse sur les grandes plateformes. En se faisant bannir, leur portée est réduite", pointe Vincent Carlino, chercheur à l'université de Neuchâtel, qui étudie les dynamiques autour des "fake news".

"La 'déplateformisation' ne résout pas le problème", note Nick Backovic, chercheur et contributeur pour le site britannique Logically**. Pour lui, "les conversations se sont déplacées, mais elles se tiennent toujours". "En 2018, Reddit s'était débarrassé des contenus QAnon et avait effectivement 'déplateformisé' le mouvement, jusqu'à ce qu'il s'implante sur Twitter et y prenne de l'ampleur", se souvient aussi Mike Rothschild.

Cette migration forcée n'entraîne pas de fragmentation durable. "La plupart de ces communautés se reconstruisent très rapidement", relève Nick Backovic.

"Elles ne se rebâtissent pas à 100% immédiatement, mais suffisamment pour avoir de l'influence."

Nick Backovic

à franceinfo

Il suffit de voir la rapidité à laquelle le nombre d'abonnés de l'influenceur QAnon "Neon Revolt" a progressé sur Gab. D'environ 10 000 en décembre, il culminait à plus de 150 000 aux dernières nouvelles. La dispersion momentanée ne réduit pas non plus leur capacité à s'organiser. "On l'a vu lors de l'assaut sur le Capitole, pointe Sébastien Mort. L'attaque a été organisée sur plusieurs plateformes. Cela montre que les groupes peuvent faire circuler du contenu et s'organiser et communiquer." D'ailleurs, sur Gab, les partisans de Donald Trump ne baissent pas les bras. "Plus que sept jours jusqu'au 20 [janvier], est-il écrit sur le groupe QAnon France. Vous allez adorer la fin du film. #FaitesConfianceAuPlan."

Le besoin de "revenir sur Twitter"

Cette absence des réseaux sociaux dominants pourrait en outre n'être que provisoire. "Certains comptes sont déjà réapparus sur Twitter. C'est une pratique courante chez les influenceurs QAnon", observe Alex Kaplan. Ceux-ci ont "le sentiment qu'il faut revenir sur Twitter", explique-t-il. Les plateformes sur lesquelles ils ont migré "sont des cercles fermés où tout le monde est d'accord avec tout le monde", pointe Mike Rothschild.

"Il n'y a pas de potentiel de croissance pour les QAnon sur Telegram ou Gab."

Mike Rothschild

à franceinfo

Sur tous ces réseaux sociaux alternatifs, Géo, le QAnon français, se sent d'ailleurs "un peu mis à l'écart" et "moins utile". "On est avec des personnes qui pensent la même chose que nous. On n'est plus là à partager des informations à des personnes qui n'y avaient pas accès. Il y a une homogénéisation des pensées. Il y a moins de contradiction. C'est peut-être aussi le but de la manœuvre."

L'efficacité du bannissement est conditionnée à la volonté des géants d'internet. "Tout dépend si les réseaux comme Twitter ou Facebook s'engagent à lutter contre ces discours sur le long terme ou si ce n'est qu'un coup de communication", estime Nick Backovic. En effet, "Twitter n'a jusqu'à présent pas été très doué pour rattraper ceux qui revenaient après avoir été suspendus", note Alex Kaplan. "Si c'est fait de manière exhaustive et suivie, cela peut forcer les adeptes QAnon à aller vers des endroits où ils ne peuvent plus atteindre de nouvelles personnes, juge Mike Rothschild. Si c'est mal fait, cela peut avoir l'effet inverse."

Le péril d'un entre-soi extrémiste

Les bannis de Twitter ont par ailleurs trouvé refuge sur des réseaux sociaux fréquentés de longue date par de nombreux groupes extrémistes. "Certains de ces groupes voient cette migration comme une opportunité de recrutement", avertit Alex Kaplan. Sur Telegram, raconte The Intercept**, c'est le cas des Boogaloo, ces suprémacistes blancs américains qui s'organisent en milice paramilitaire en prévision d'une hypothétique guerre civile. "C'est la menace principale", confirme Nick Backovic. "Il y a un risque que sur ces plateformes des gens aillent encore plus à l'extrême", prévient Alex Kaplan.

Loin d'affaiblir ceux qu'elle visait, cette exclusion pourrait au contraire les renforcer en accentuant cet "entre-soi" extrémiste. "Il y avait déjà la possibilité de s'enfermer dans une chambre d'écho, dans laquelle se réverbèrent des messages consonants, considère Sébastien Mort. Là, ces plateformes amplifient ce phénomène à l'excès." L'universitaire rappelle que la recherche en communication l'a démontré :"Quand on est confronté à des contenus qui confirment ce qu'on pense, ça ne fait que renforcer ses convictions et décrédibiliser les contenus dissonants."

"Ce qu'ils peuvent perdre en recrutement externe, ils peuvent le gagner en robustesse."

Sébastien Mort

à franceinfo

"Avoir été chassé des plateformes mainstream" est vu comme "une lettre de noblesse" dans les milieux complotistes et extrémistes, souligne Sébastien Mort. Le chercheur envisage qu'une "une sorte d'émulation", qu'"un bouillonnement plus intense" se produisent. "Ce sont des groupes qui marchent très bien sur le phénomène de victimisation. Ils se présentent comme des victimes de forces subversives qui veulent leur perte", souligne l'universitaire. Ils ne sont pas près de quitter cette posture victimaire, prévient Mike Rothschild. "Une fois que Joe Biden sera àla Maison Blanche, les adeptes de QAnon seront privés du pouvoir [qu'ils avaient avec Donald Trump à la présidence] et ils retrouveront une position plus traditionnelle pour les théoriciens du complot : ils se verront comme des victimes. Et ça, c'est vraiment dangereux."

* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressé.

** Les liens renvoient à des articles en anglais.

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