"Quarante ans de travail qui se retrouvent par terre" : pourquoi le gouvernement, par sa gestion de la Nouvelle-Calédonie, est accusé d'avoir mené à la crise

Article rédigé par Elise Lambert, Margaux Duguet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Emmanuel Macron préside un Conseil de défense sur la situation en Nouvelle-Calédonie, avec le gouvernement, à l'Elysée, le 16 mai 2024. (LUDOVIC MARIN / AFP)
Les indépendantistes reprochent à Paris son empressement à adopter une réforme majeure du corps électoral, dont l'examen à l'Assemblée a été le point de départ des violences. L'issue de plusieurs années d'un dialogue de sourds.

A un peu plus de trois semaines des élections européennes, l'exécutif voit son agenda bousculé par la situation en Nouvelle-Calédonie. Dès mercredi, Emmanuel Macron a décrété l'état d'urgence dans l'archipel et le gouvernement a déployé l'armée et renforcé les effectifs des forces de l'ordre pour faire face à des émeutes indépendantistes qui avaient débuté lundi. Vendredi, le haut-commissaire de la République a reconnu que le contrôle de plusieurs quartiers sur le territoire n'était "plus assuré". Samedi 18 mai, le bilan des émeutes s'élevait à six morts.

Emmanuel Macron avait invité les élus calédoniens à une visioconférence jeudi pour envisager une sortie de crise, mais la proposition est restée lettre morte. Les "différents acteurs ne souhaitent pas dialoguer les uns avec les autres", a déclaré l'Elysée. Un silence qui illustre la rupture du dialogue entre Paris et Nouméa, au terme de plusieurs années de dégradation progressive.

Une réforme menée malgré le boycott du dernier référendum

Les violences dans l'archipel ont éclaté en marge de l'examen à l'Assemblée nationale d'un projet de réforme constitutionnelle visant au dégel du corps électoral en Nouvelle-Calédonie. A ce jour, les élections provinciales sont réservées à ceux qui étaient inscrits sur les listes électorales dans ce territoire en 1998 et à leurs descendants. De ce fait, un électeur français sur cinq du territoire est aujourd'hui exclu de ce scrutin local. L'exécutif et les élus loyalistes (anti-indépendantistes) locaux souhaitent ouvrir les élections aux résidents qui ne remplissent pas ces conditions mais sont installés depuis au moins dix ans sur l'archipel. "Le dégel du corps électoral des élections provinciales est une nécessité juridique et démocratique", assure Matignon. C'est le sens de la révision constitutionnelle finalement votée par l'Assemblée, dans la nuit de mardi à mercredi, qui doit être approuvée par les parlementaires en Congrès pour être adoptée.

Or, le système actuel, établi par l'accord de Nouméa de 1998, vise à maintenir une meilleure représentation des Kanaks, peuple autochtone de plus en plus minoritaire en Nouvelle-Calédonie. "On comprend que des gens qui habitent ici depuis 20 ans veulent voter, mais il faut encore discuter des conditions" oppose Jean-Pierre Djaïwé, chef du groupe Union nationale pour l'indépendance au Congrès de la Nouvelle-Calédonie, qui dénonce une réforme "unilatérale". Un point de vue partagé par l'autre principale formation indépendantiste :

"Avant de discuter du corps électoral, il faut aller au bout de l'accord de Nouméa sur la décolonisation."

Pierre-Chanel Tutugoro, président du groupe UC-FLNKS et nationalistes au Congrès de la Nouvelle-Calédonie

à franceinfo

Dans l'accord de Nouméa, il est en effet prévu que le statut de l'archipel soit débattu après un troisième et dernier référendum sur l'indépendance. Celui-ci a bien eu lieu en 2021, et le "non" l'a emporté pour la troisième fois, mais les tenants du "oui" avaient appelé à boycotter le scrutin, notamment en raison de l'épidémie de Covid-19 et ses conséquences sur la participation.

"Pour nous, la troisième consultation n'a pas eu lieu, on conteste les résultats", assène aujourd'hui Pierre-Chanel Tutugoro, président du groupe UC-FLNKS et nationalistes au Congrès de la Nouvelle-Calédonie. "Il fallait organiser ce troisième référendum, car si on le décalait, cela tombait ensuite pendant la présidentielle et les législatives, rétorque un ancien conseiller de l'exécutif. Et puis, les parties prenantes s'étaient réunies en juin 2021 et avaient acté un référendum avant la fin de l'année." Le jour du scrutin, l'abstention s'élève à plus de 56,1%, contre 14,3% lors du précédent vote, un an plus tôt. Le "oui" à l'indépendance passe de 46,7% à 3,5%.

En dépit de ce boycott massif, l'exécutif prend acte des résultats et relance les discussions autour d'une réforme constitutionnelle à l'été 2022, lors d'une visite de Gérald Darmanin sur le "Caillou", surnom de la plus grande île de l'archipel. "Je prendrai tout mon temps pour voir comment nous pouvons bâtir ensemble l'avenir institutionnel de l'île", affirme-t-il alors. Mais dans le même temps, il semble prêt à acter que le moment est venu de réviser les règles électorales. "C'est simple, l'exécutif a fait les choses à l'envers", regrette Jean-François Merle, ancien conseiller outre-mer de Michel Rocard, qui a suivi la négociation des accords de Matignon à la fin des années 1980. "Il a cru bon d'engager cette réforme si importante sans trouver d'accord local au préalable. Voilà le résultat : quarante ans de travail qui se retrouvent par terre. C'est un immense gâchis", continue ce spécialiste.

Des choix mal reçus dans la composition du gouvernement

Le pouvoir politique est aussi confronté aux divisions sur place. "Depuis quatre ans, nous sommes en récession, et le pays a perdu 8 000 personnes. Donc oui, les loyalistes mettent une grosse pression sur l’Etat pour avancer", reconnaît Nicolas Metzdorf, député loyaliste de la majorité présidentielle, cité par Le Monde . "L'exécutif s'est trop focalisé sur la question du dégel du corps électoral alors qu'il fallait un équilibre et penser aussi aux questions socioéconomiques. Que gagne le Kanak, dans cette histoire ?", soupire un ancien conseiller du pouvoir.

En 2020, lorsque Jean Castex est nommé à la tête du gouvernement, le fil se distend. Alors que Matignon gérait traditionnellement la question calédonienne, c'est Sébastien Lecornu, le ministre des Outre-mer entre 2020 et 2022, qui est placé en première ligne. "Jean Castex a directement géré deux référendums et reçu les délégations à Matignon", défend aujourd'hui l'entourage de l'ancien chef du gouvernement. "Il faut aussi se rappeler qu'il était très pris par le Covid-19", ajoute encore l'un de ses proches.

Puis, en mai 2022, les outre-mer perdent leur ministère de plein exercice, ce qui fait bondir les élus de ces territoires. Selon nos informations, la nouvelle Première ministre, Elisabeth Borne, aurait souhaité garder le dossier calédonien, mais il tombe dans l'escarcelle de Gérald Darmanin, devenu ministre de l'Intérieur et des Outre-mer.

"Gérald Darmanin a forcément une vision très sécuritaire, très institutionnelle, et c'est une erreur de ne pas avoir de ministère des Outre-mer de plein exercice."

Un ancien conseiller de l'exécutif

à franceinfo

Très impliqué, l'ancien élu LR s'est rendu sept fois dans l'archipel depuis 2022. Et, dans un premier temps, il est salué pour son ouverture, et organise plusieurs rencontres avec les élus calédoniens. Mais la machine se grippe de nouveau avec la nomination, en juillet 2022, de Sonia Backès (Renaissance) au secrétariat d'Etat en charge de la Citoyenneté. La présidente de l'assemblée de la province Sud de la Nouvelle-Calédonie, proche de Sébastien Lecornu, est farouchement opposée à l'indépendance. Sa nomination est perçue comme une prise de parti du gouvernement. "Si c'est pour s'occuper de la citoyenneté calédonienne, on est mal barré, car elle est pour le corps électoral ouvert", s'inquiète alors Daniel Goa, président du parti indépendantiste Union calédonienne, au micro de La 1ère. "Il fallait la récompenser, explique un ancien conseiller, car elle avait appelé à voter [pour Emmanuel] Macron, et cela faisait longtemps qu'il n'y avait pas eu de ministre [originaire] du Pacifique".

"Ça ne fonctionne pas avec la culture océanienne"

De son côté, Gérald Darmanin poursuit le suivi du dossier calédonien. En avril 2023, même si les loyalistes et indépendantistes refusent de se croiser lors d'une rencontre organisée à Paris, le ministre se félicite "des discussions constructives" et de "la qualité des échanges" sur l'avenir de l'archipel. En juin, il se rend en Nouvelle-Calédonie et assure que les indépendantistes ont accepté de discuter du dégel électoral en vue des prochaines élections provinciales, prévues avant la fin 2024.

Mais l'analyse de ces derniers est toute autre : "Le gouvernement a fait pression", critique Pierre-Chanel Tutugoro. "Avec [Gérald] Darmanin, le changement de méthode a été de plus en plus violent. Il n'a pas voulu nous entendre et nous a méprisés" , accuse Marie-Pierre Goyetche, porte-parole du Parti travailliste et membre de la Cellule de coordination des actions sur le terrain, un groupe pointé du doigt par le ministre de l'Intérieur depuis le début des émeutes. Début avril, la nomination de Nicolas Metzdorf, le député loyaliste de Nouvelle-Calédonie au sein de la majorité, comme rapporteur du texte sur le dégel du corps électoral à l'Assemblée, tend un peu plus la situation. "Une provocation, une attitude irresponsable et dangereuse pour le pays", dénonce le bureau politique de la coalition indépendantiste FLNKS. "On a fait le choix de la connaissance du dossier, défend le groupe Renaissance. Qui de mieux que ceux qui y vivent pour parler de sujets aussi spécifiques ?"

Le débat, déjà explosif, s'inscrit de surcroît dans un calendrier resserré. "Les Océaniens ont besoin de temps, de consensus. C'est tout le contraire de la méthode du gouvernement", observe auprès de franceinfo Mathias Chauchat, professeur de droit public à l'université de la Nouvelle-Calédonie. "Le couperet du calendrier ne fonctionne pas avec la culture océanienne", met également en garde l'ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, rapporteur en 2015 de la mission d'information permanente sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. L'impasse est telle que lors d'auditions menées par Nicolas Metzdorf en amont de l'examen du projet de réforme, trois anciens Premiers ministres – Jean-Marc Ayrault, Manuel Valls et Edouard Philippe – plaident tous pour une reprise en main du dossier par Gabriel Attal, pour tenter une sortie de crise, rapporte Le Monde le 4 mai. Mais le cap ne changera pas jusqu'à l'arrivée du texte à l'Assemblée, deux semaines plus tard, et l'embrasement de la Nouvelle-Calédonie.

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