: Reportage "Il ne faut pas accentuer les fractures" : à Saint-Gratien, l'appel à la dénonciation des émeutiers lancé par le maire divise les habitants
"J'ai pleuré en les voyant le brûler." Du centre culturel Camille-Claudel, à Saint-Gratien, dans le Val-d'Oise, il ne reste plus grand-chose. Amina, poussette à la main, longe le bâtiment qui accueillait il y a encore peu les habitants du quartier. Cette assistante maternelle de 58 ans habite l'immeuble d'à côté et, dans la nuit du 29 au 30 juin, elle a vu ce lieu de vie partir en fumée, incendié par un groupe de personnes. Cet acte de vandalisme s'inscrit dans l'embrasement de nombreux quartiers populaires après la mort du jeune Nahel, tué par un policier le 27 juin à Nanterre (Hauts-de-Seine). "Je leur criais d'arrêter depuis ma fenêtre. J'ai appelé les pompiers, qui m'ont dit être débordés. Quand ils sont arrivés, ça avait déjà bien brûlé", raconte Amina.
Autour du centre culturel, des immeubles d'une vingtaine d'étages s'élèvent à perte de vue. C'est le décor des Raguenets, un quartier prioritaire de Saint-Gratien, ville d'environ 21 000 habitants située dans le sud du département. L'ambiance dans le secteur du centre Camille-Claudel est d'ordinaire plutôt paisible. Mais, fin juin, des commerces y ont également été attaqués et une aire de jeux dégradée.
Le maire, Julien Bachard (Les Républicains), n'a pas attendu que le gouvernement présente son projet de loi sur la reconstruction, jeudi 13 juillet, pour annoncer qu'"aucuns travaux ne [seraient] engagés" tant que la mairie n'aurait pas "les noms des auteurs des faits". "Maintenant, la neutralité est considérée comme de la complicité", a ajouté l'édile dans une "lettre à l'attention des habitants des Raguenets", glissée dans leurs boîtes aux lettres et publiée sur Facebook.
Pour beaucoup d'habitants, dont Amina, les responsables doivent être punis. "C'était le cœur des Raguenets. Il y avait des activités pour les enfants, les jeunes, les seniors…" explique-t-elle en tournant un regard sombre vers le centre culturel. Pas question, pour autant, de tomber dans la délation : "Même si j'avais les noms, je ne les donnerais pas", s'offusque l'assistante maternelle en secouant la tête.
Un peu plus loin, assis sur un banc, Olivier souffle la fumée de sa cigarette sous le soleil matinal. Ce quinquagénaire vit dans le quartier depuis vingt ans et, selon lui, les responsables, "on sait un peu qui c'est". "J'ai connu des petits hauts comme ça, grands comme ça maintenant", poursuit Olivier, en remontant sa main de sa cheville au haut de son crâne. Comme sa voisine, il n'est "pas là pour les dénoncer". A la place, cet ancien militaire a passé un savon à ceux qu'il croit être derrière les faits : "Je pense aux commerçants qui se sont fait piller, les pauvres. C'était vraiment 'casser pour casser'."
"Il faut que les gens le disent s'ils ont vu quelque chose"
Une poignée de commerces est tapie entre les hautes tours des Raguenets. Dans ce centre commercial à ciel ouvert, les deux échoppes saccagées se détachent des autres : des plaques en bois remplacent la vitre du salon de coiffure et un rideau de fer est resté baissé sur un pan de la maison de la presse. Sa gérante, Aysun Sadik, s'active derrière le comptoir. Elle a décidé d'ouvrir malgré les pillages, "sans attendre les retours de l'assurance". "Ils ont forcé l'ouverture par là", explique la jeune femme, pointant du doigt le haut de la façade.
"Quand on est arrivés le matin, ça puait l'essence dans le magasin. On a évité le pire."
Aysun Sadik, gérante de La Presse d'orà franceinfo
Des habitués sont encore sous le choc. "C'est terrible ce qu'il s'est passé…" souffle une cliente, avant de régler son jeu à gratter. Interrogée sur la décision du maire, la gérante assure "vouloir rester neutre", précisant que sa boutique n'est pas concernée par les travaux que la mairie pourrait engager. Les réparations des commerces dépendront des montants alloués par les assureurs, pressés par le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, de simplifier les procédures d'indemnisation des professionnels.
Si les magasins du centre commercial avaient été incendiés, "les flammes auraient pu remonter et toucher les appartements au-dessus", s'emporte un Gratiennois croisé plus loin. Lui dormait lorsque les violences ont éclaté. "Mais si je savais qui était derrière, je le dirais", martèle ce quadragénaire, qui préfère rester anonyme et soutient l'initiative du maire : "Il faut que les gens le disent s'ils ont vu quelque chose. Ça peut permettre de faire avancer les recherches et de trouver les criminels."
Contacté par franceinfo, le parquet de Pontoise confirme avoir ouvert une enquête sur les dégradations commises à Saint-Gratien et ajoute que "les investigations sont en cours", sans préciser si des interpellations ont eu lieu.
Un risque de stigmatiser le quartier
Pour l'élu d'opposition Stéphane Bauer (divers gauche), "le maire a fait le choix de jeter l'opprobre sur tout un quartier, sans même connaître le nom des responsables. Il faut appeler à l'apaisement dans ce contexte, et pas accentuer les fractures en ville." Les éducateurs en prévention, qui aident à l'insertion des jeunes du quartier, balaient d'un revers de main la polémique, jugée stérile, et appellent simplement à la paix sociale.
Sollicité par franceinfo, Julien Bachard n'a pour l'heure pas répondu. Mais, à nos confrères du Parisien, il a expliqué n'avoir envoyé cette lettre qu'aux habitants des Raguenets car "il n'y a pas eu de problème ailleurs dans la ville". Et le maire de tempérer : "On sait bien que les premières victimes sont les habitants du quartier."
Les parents sont néanmoins particulièrement visés par Julien Bachard, dans la lignée de l'exécutif, qui a prévu de distribuer des flyers rappelant à leurs "obligations" ceux dont les enfants ont été présentés à la justice. "Les Gratiennois ne sont plus prêts à payer les dégradations perpétrées par des bandes de jeunes mineurs que les parents ne surveillent pas et laissent agir sans réagir", peut-on lire dans sa missive. Une attaque injuste, selon Stéphane Bauer.
"Les parents ont essayé de faire en sorte que les enfants restent à la maison, mais certains sont démunis face à des jeunes qui leur tiennent tête."
Stéphane Bauer, élu d'oppositionà franceinfo
Au-delà de cet appel à la responsabilité des parents, la mairie dit se heurter à des contraintes budgétaires pour mener la reconstruction. "Nous ne savons pas si nous aurons la capacité financière" pour les travaux, avance le maire dans sa lettre.
Depuis, le département du Val-d'Oise a annoncé débloquer 10 millions d'euros pour les communes afin de "faciliter leur démarche, dans l'attente des expertises et conclusions des assurances", pour la rénovation "des locaux de police et gendarmerie, des équipements culturels, des établissements scolaires…" En attendant, certains habitants, comme Amina, suggèrent d'ouvrir une cagnotte ou de faire un appel aux dons pour le centre Camille-Claudel : "Je serais la première à donner de l'argent."
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