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Maintien de l'ordre : comment associations et syndicats répondent à un "emballement" et un "engrenage inquiétant" de l'Etat

Ces dernières semaines, les tribunaux administratifs sont devenus le terrain de contestation de mesures controversées prises par les préfets dans le cadre du mouvement social contre la réforme des retraites.
Article rédigé par Eloïse Bartoli
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Les forces de l'ordre sécurisent les abords du Stade de France, lors de la finale de la Coupe de France, alors que des militants syndicaux distribuent des cartons rouges et sifflets pour protester contre la réforme des retraites. A Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le 29 avril. (JAN SCHMIDT-WHITLEY/LE PICTORIUM / MAXPPP)

Une nouvelle bataille sur le front de la contestation sociale. Plus d'un mois après l'adoption de la réforme des retraites, ses opposants n'ont pas désarmé. Ils saisissent chaque déplacement d'Emmanuel Macron ou d'un membre du gouvernement pour rappeler leur mécontentement, tant face à ce texte critiqué qu'à la méthode employée pour le faire passer. En réaction, les préfectures multiplient les arrêtés interdisant ou restreignant des manifestations. En témoigne la relative solitude du président de la République pendant les commémorations du 8 mai 1945 sur les Champs-Elysées, où le préfet avait interdit toute action revendicative.

Face à ces limitations du droit de manifester, associations et syndicats ripostent dans les tribunaux administratifs. La bataille se tient alors devant les juges du référé-liberté, dans des procédures d'urgence, qui permettent à la justice d'annuler une mesure administrative si elle atteint à une liberté fondamentale. Le schéma se répète régulièrement depuis que le gouvernement a utilisé l'article 49.3 de la Constitution pour faire adopter sa réforme des retraites à l'Assemblée nationale. Hors du cadre des grands cortèges, annoncés et tenus par l'intersyndicale, des manifestations spontanées, parfois violentes, ont régulièrement éclaté, le soir notamment, dans les grandes villes de France. A Lyon, par exemple, des manifestants ont saccagé la mairie du 4e arrondissement dans la soirée du 17 au 18 mars.

Dès lors, les préfets, dont la mission est notamment d'assurer l'ordre public, tentent d'encadrer cette contestation, qui donne parfois lieu à des violences et des dégradations. En définissant des périmètres d'interdiction de manifestation, ils autorisent les forces de l'ordre à intervenir et disperser les manifestants. Tout participant à ces rassemblements interdits risque aussi une amende de 135 euros. A la demande de Gérald Darmanin, le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, a par exemple pris un arrêté le 13 avril, pour empêcher toute manifestatjuion aux abords du Conseil constitutionnel, qui devait rendre le lendemain son avis, particulièrement attendu, sur la réforme des retraites.

Des opposants tenus à distance

La tentative d'Emmanuel Macron de tourner la page des retraites, le 17 avril, n'arrange rien. Depuis, un bruit de casserole accompagne presque chaque déplacement du président ou d'un ministre. Accueilli par une casserolade en Alsace, le 19 avril, le chef de l'Etat affirme que "ce ne sont pas des casseroles qui feront avancer la France". De quoi faire monter le son de ces percussions improvisées. Le lendemain, dans l'Hérault, des gendarmes confisquent des casseroles avant une visite d'Emmanuel Macron. Le préfet avait en fait interdit "tout dispositif sonore portatif", formulation plutôt classique désignant les mégaphones et enceintes. Une petite ligne qui a, dans les faits, permis aux forces de l'ordre de justifier la saisie des ustensiles de cuisine. "Du zèle", selon l'Elysée.

Fin avril, c'est autour du Stade de France que s'est concentré tout un arsenal de mesures administratives destiné à tenir à distance les opposants à la réforme des retraites. Emmanuel Macron doit alors assister à la finale de la Coupe de France, entre Nantes et Toulouse. Les syndicats voulaient en profiter pour distribuer tracts et sifflets au public du match. La préfecture installe un périmètre de protection avec fouille et filtrage, déploie 3 000 policiers et gendarmes ainsi que des drones et interdit la manifestation syndicale. "Ça paraîtrait assez irresponsable de laisser se dérouler ce type de manifestation le jour d'un grand match à risque", justifie Laurent Nuñez, le préfet de police de Paris.

Le scénario se répète à l'occasion des commémorations du 8 mai 1945. Pour l'hommage au chef de la résistance Jean Moulin, torturé à la prison de Montluc, dans le Rhône, un vaste périmètre de sécurité tient les casseroles à distance, à plusieurs centaines de mètres du président. "Il n'y a jamais eu un tel emballement", s'insurge Serge Slama, professeur de droit public et cofondateur de l'association Adelico.

Un usage "détourné" du droit

Ces interdictions de manifester sont-elles conformes au droit ? Pas toujours. "Certaines préfectures prennent des décisions, sous la forme d'arrêtés préfectoraux, qu'elles savent mal motivées juridiquement", constate le chercheur Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS et auteur du livre De la police en démocratie (éd. Grasset).

"Ces décisions visent, au nom de l'ordre et de la sécurité, à étendre les restrictions de liberté de manifester."

Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS

à franceinfo

En réaction, plusieurs associations contre-attaquent, de manière quasi-systématique, devant les tribunaux administratifs. Des organisations syndicales traditionnelles, mais aussi la Ligue des droits de l'homme (LDH), le Syndicat des avocats de France (SAF), l'Association de défense des libertés constitutionnelles (Adelico) ou encore le Syndicat de la magistrature (SM). "Il est de notre responsabilité de vérifier que le gouvernement est bien dans la légalité", justifie Paul Cassia, membre d'Adelico et professeur de droit public. Cette association a justement été mise sur pied en 2017 pour pouvoir "contester très rapidement" les décisions vécues comme attentatoires aux libertés fondamentales.

Pour justifier les interdictions de manifester, certains préfets, notamment dans l'Hérault ou le Doubs, se fondent sur une loi antiterroriste, à savoir l'article L226-1 du Code de la sécurité intérieure. Celui-ci autorise les représentant de l'Etat à instaurer des "périmètres de protection" dans certaines zones, "afin d'assurer la sécurité d'un lieu ou d'un événement exposé à un risque d'actes de terrorisme". Un usage "détourné du droit", conteste le juriste Serge Slama.

Un constat partagé jusqu'à la place Beauvau. La directrice des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'Intérieur a en effet demandé aux préfets, dans un e-mail consulté par Libération et Le Monde, de ne plus invoquer le motif de la lutte contre le terrorisme pour justifier les périmètres de sécurité, confirmant "un détournement de procédure". "C'est clairement une victoire", commente Serge Slama, qui y voit, en filigrane, le signe de la crainte de l'exécutif, que "l'une de ces affaires finisse par un désaveu devant le Conseil d'Etat".

Des arrêtés en pagaille

Deux jours après ce rappel, lors de la visite d'Emmanuel Macron au Château de Joux (Doubs) le 27 avril, la justice administrative n'a pas eu besoin d'intervenir : le préfet a retiré de lui-même son arrêté justifié par la "prégnance de menace terroriste". La préfecture du Doubs assure toutefois au Monde, qu'"aucune autorité" n'est intervenue et qu'il s'agissait d'une "décision de M. le préfet, au vu de certaines évolutions de la visite du président".

L'avocate Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France (SAF), a porté une dizaine de recours ces dernières semaines. Elle estime :

"Tout un arsenal administratif est pris pour empêcher les gens de manifester."

Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France

à franceinfo

Ici, un arrêté d'interdiction publié 30 minutes après le rendez-vous fixé par les manifestants. Sachant qu'une fois le document préfectoral publié, il faut en moyenne deux à trois heures aux collectifs les mieux organisés pour déposer un recours de référé-liberté, qui laisse 48 heures à la justice pour trancher. Parfois, il est donc trop tard pour qu'un juge statue. Le 4 avril, le tribunal administratif de Paris a d'ailleurs ordonné au préfet de police de publier ses arrêtés d'interdiction de rassemblement en amont de leur entrée en vigueur. 

Là, une mesure peu lisible ou inaccessible au public. A Paris, certains arrêtés sont pris "en catimini", déplore le Syndicat des avocats de France sur Twitter. "Aucune diffusion sur les réseaux sociaux, aucune carte", illustre le syndicat. Pour certaines manifestations, aucun texte n'est mis en ligne, mais "un simple affichage sur le panneau devant la préfecture, illisible, en désordre, avec des pages superposées" et "deux arrêtés correctifs", dénonce encore le SAF.

Une représsion "inquiétante"

La bataille juridique, enclenchée depuis plusieurs semaines, ne va pas rester cantonnée à ces procédures d'urgence, au coup par coup. Les associations veulent voir plus loin. L'Adelico a ainsi déposé un recours devant le tribunal administratif au fond pour "excès de pouvoir", dans l'Hérault, après la décision de la préfecture d'instaurer un périmètre de protection lors de la visite du chef de l'Etat.

Une procédure qui, si elle arrive en appel et en cassation, pourrait prendre plusieurs années. "L'idée, c'est de ménager l'avenir et installer une jurisprudence", justifie Serge Slama.

La présidente du SAF annonce quant à elle vouloir accompagner prochainement des particuliers lors de recours en responsabilité. Cette démarche existe lorsque des arrêtés ont été suspendus par le tribunal administratif, mais que dans les faits, les forces de l'ordre en ont tout de même appliqué les mesures et dressé des amendes. "Lors du match au Stade de France par exemple, on a pu constater que des manifestants se sont vu saisir du matériel et que des personnes ont été empêchées de manifester", relate l'avocate toulousaine Claire Dujardin.

L'avocate toulousaine regrette un maintien de l'ordre toujours "plus répressif et attentatoire aux libertés". "On est dans un engrenage très inquiétant", prévient-elle. Une mécanique enclenchée depuis 2015, après les attentats qui ont endeuillé la France et entraîné la mise en place de l'état d'urgence.

 "Ça a également été le cas pendant le mouvement des 'gilets jaunes' : on utilise l'ordre public pour restreindre les libertés."

Paul Cassia, professeur de droit public

à franceinfo

Et d'ajouter : "Le pouvoir actuel poursuit cette ligne et accélère la tendance, depuis la reforme des retraites."

Leur combat s'étend aussi à l'usage nouveau et controversé des drones dans le maintien de l'ordre. Lors des rassemblements du 1er-Mai, plusieurs préfectures ont autorisé les forces de l'ordre à déployer ces engins volants, une première à une telle échelle. Ces arrêtés, contestés, ont majoritairement été validés par les juges des référés. Dans une nouvelle tentative de protestation, l'Adelico a déposé un recours contre le décret d'application du 19 avril autorisant l'usage des drones par les policiers et les gendarmes. Recours que le Conseil d'Etat devra étudier mardi 16 mai.

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