Réforme des retraites : comment la casserole est devenue un ustensile de protestation politique
"On ne nous entend pas, donc il faut bien faire du bruit !" Françoise est venue avec ses ustensiles de cuisine, lundi 25 avril, devant le Théâtre de Paris, dans le 9e arrondissement de la capitale. Malgré les gouttes de pluie, ils sont une petite centaine de manifestants à avoir répondu à l'appel des syndicats et de l'association Attac, avec l'objectif de chanter leur colère à la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, venue assister à la 34e cérémonie des Molières.
L'adoption de la réforme des retraites à l'aide de l'article 49.3 ne passe pas. Depuis l'allocution du président, le 17 avril, impossible pour un ministre ou pour le chef de l'Etat de se déplacer sur le terrain sans entendre le bruit des casseroles accompagné de slogans contestataires. Le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, le ministre de la Santé, François Braun, ou encore celui de l'Education nationale, Pap Ndiaye, en ont fait les frais lundi. Emmanuel Macron a lui-même été accueilli par un nouveau concert de casseroles, mardi après-midi à Vendôme (Loir-et-Cher).
Le charivari, "un tribunal populaire"
"Les œufs et les casseroles, c'est pour faire la cuisine chez moi", a tenté de répondre le chef de l'Etat, lors d'un déplacement dans l'Hérault. Pourtant, l'utilisation de la casserole comme objet politique n'est pas récente. Les premiers concerts de casseroles visant des responsables politiques sont apparus dès le XIXe siècle. Pour en comprendre l'origine, il faut même remonter à l'époque médiévale, explique Emmanuel Fureix, professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris-Est Créteil. "Le charivari était un vieux rituel coutumier, en général animé par de jeunes hommes, destiné à protester contre des mariages 'mal assortis' et à humilier notamment de vieux veufs remariés avec des jeunes filles", détaille l'historien, coauteur de l'ouvrage Histoire de la rue. De l'Antiquité à nos jours (Tallandier, 2022).
"Il s'agit d'une sorte de tribunal populaire concernant la morale sexuelle, visant à réguler le marché matrimonial", résume l'historien. Les traces des premiers charivaris remontent au XIVe siècle dans les campagnes françaises. Le rituel se déroule à la nuit tombée, sous les fenêtres de la personne visée. "Cela prend la forme d'un vacarme tonitruant fait de casseroles, de chaudrons, de crécelles, de sifflets, qui pouvait s'accompagner de cris, d'insultes et parfois de cadavres d'animaux", détaille Emmanuel Fureix.
"Le suffrage universel mis en musique"
Au XIXe siècle, le rituel se politise et se déplace dans les villes "à partir des années 1820, et surtout des années 1830", poursuit l'historien. "C'est la symétrique de la sérénade, au lieu d'avoir un concert de bienvenue, on a le bruit de la contestation et de la colère." En 1830, la révolution des Trois Glorieuses, les 27, 28 et 29 juillet, met fin au règne de Charles X et permet à Louis-Philippe d'Orléans de monter sur le trône. Mais la contestation ne s'éteint pas pour autant. "Après cette révolution, le rituel devient de plus en plus systématique. Il y a même une campagne nationale organisée en 1832, avec une centaine de charivaris en six mois qui visent des députés, des préfets, et même des évêques, de manière organisée à travers tout le territoire", détaille Emmanuel Fureix.
"Le rituel peut paraître fruste, mais il est assez sophistiqué. Il vise à contrôler un député dans son travail parlementaire lors de son retour sur son territoire."
Emmanuel Fureix, historienà franceinfo
Elu par une infime partie de la population au suffrage censitaire, le parlementaire est ainsi jugé politiquement par l'ensemble de ses concitoyens. "Il peut être accusé de trahison, de proximité avec le pouvoir, d'avoir voté des lois liberticides", détaille Emmanuel Fureix. En 1832, Le Courrier du Midi relate l'accueil réservé à Marseille au député des Bouches-du-Rhône Adolphe Thiers. "Le séjour de M. Thiers a été accompagné de marques nombreuses de l'antipathie populaire. Sifflé et hué partout où il se présentait (...) Pendant qu'un charivari discordant se donnait dans la rue, l'honorable député recevait de l'autorité les consolations d'une sérénade donnée à huis clos dans les salons de la préfecture", raconte le journal, selon une retranscription effectuée par le blog des Clionautes.
Il faut se remettre dans le contexte de l'année 1832. Le suffrage universel est alors une revendication du camp républicain et le pouvoir conservateur cherche à contenir ces aspirations démocratiques. Comme la liberté de s'associer, de se réunir ou de manifester ne sont pas reconnues, le peuple cherche un moyen de s'exprimer. Les premiers temps, le pouvoir peine à lutter contre ces concerts de casseroles, car le seul motif de poursuites judiciaires se trouve dans le tapage nocturne. Dans la presse, les conservateurs s'indignent alors face à ce tumulte et dénoncent un "suffrage universel mis en musique", comme le montre un article du Journal des débats, proche des conservateurs, retranscrit par le blog des Clionautes. "C'est l'incapacité et l'ignorance érigées en droit ; c'est la confusion et le désordre érigés en institution", s'insurge le journaliste.
"Un rituel de protestation mondialisé"
Avec le retour du suffrage universel en 1848, la pratique du charivari se raréfie, sans disparaître pour autant. "Avec le suffrage universel, puis la liberté de réunion et la liberté de manifestation, il devient moins central dans le champ d'action. Mais il réapparaît ponctuellement", explique Emmanuel Fureix. Les concerts de casseroles réapparaissent notamment à la fin de la guerre d'Algérie notamment à l'appel de l'Organisation de l'armée secrète (OAS), relate à l'époque Le Monde. Puis, les "cacerolazos" (concerts de casseroles, en espagnol) se font entendre dans les années 1970 au Chili, pour protester contre le gouvernement socialiste de Salvador Allende, dans un contexte de crise économique et de pénurie alimentaire. "C'était une stratégie de l'opposition pour mobiliser des groupes non politiques. Ça a servi de stratégie pour préparer le terrain pour le coup d'Etat", explique à Radio-Canada le professeur d'histoire José Del Pozo.
"Ce sont des réapparitions ponctuelles, des phénomènes résiduels. A mon sens, la vraie rupture se situe dans les années 2000", précise Emmanuel Fureix. Les Argentins sortent leurs casseroles en 2001 pour protester face à la crise sociale, économique et politique. Puis en 2011, des "casserolades" s'organisent à une échelle planétaire autour du mouvement des "indignés". "On trouve alors des casserolades dans plusieurs pays, aux Etats-Unis, en Espagne, au Portugal, en Amérique latine, afin de dénoncer le capitalisme financier, la corruption des élites, explique l'historien. Il devient un rituel de protestation mondialisé, avec des images qui circulent à travers le monde. La casserole est un symbole plastique, notamment pour protester face à la vie chère."
"Il y a toujours cette idée d'un instrument populaire pour porter une parole du peuple face à un pouvoir devenu sourd."
Emmanuel Fureixà franceinfo
Lors de la campagne présidentielle de 2017, François Fillon, englué dans les affaires, s'y était également retrouvé confronté. Il ne pouvait plus faire un déplacement sans entendre la protestation des bruits métalliques, symboles de ses propres "casseroles". Après la victoire d'Emmanuel Macron, le leader de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, appelle rapidement ses partisans à manifester à travers des "casserolades" pour s'opposer aux ordonnances sur le Code du travail du gouvernement. Ces dernières années, en France, la gauche a pris l'habitude d'utiliser ce mode d'action.
Les "casserolades" ont évolué au fil des décennies, mais l'actualité fait écho au travail de l'historien. "J'y vois un symptôme parmi tant d'autres d'une crise de la représentation et des pratiques politiques traditionnelles. Les discussions parlementaires et les manifestations classiques n'aboutissant pas, d'autres rites doivent être inventés, estime Emmanuel Fureix. Et il y a toujours cette idée, comme au XIXe siècle, de contrôle, de vigilance civique face aux représentants du peuple. En poursuivant les ministres, le président et même les députés, on reprend cette fonction de contrôle et de jugement civique sur le pouvoir."
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