Affaire Théo : "Ma famille va continuer à avoir un mort-vivant", témoigne le jeune homme au procès des trois policiers impliqués dans son interpellation
Il s'avance à la barre avec un coussin à la main. "Bonjour à tous, je m'appelle Théo Luhaka, j'ai 29 ans et aujourd'hui je ne fais pas grand-chose, je suis à la maison et je suis handicapé", se présente-t-il, lundi 15 janvier, face à la cour d'assises de la Seine-Saint-Denis, devant laquelle sont renvoyés trois policiers impliqués dans son interpellation, le 2 février 2017 à Aulnay-sous-Bois. Ce jour-là, le jeune homme est grièvement blessé au rectum par le bâton télescopique de défense (BTD) d'un policier. Depuis, il souffre de séquelles irréversibles. Il s'exprime debout. Une chaise, sur laquelle il pose le coussin, est installée à sa droite, au cas il aurait besoin de s'asseoir. Son audition, qui commence lundi en fin de journée, trois heures et demie plus tard que prévu, est très attendue : Théo Luhaka prend la parole devant une salle d'audience comble.
"J'aurais beaucoup à dire mais je préfère vous laisser poser des questions", déclare le jeune homme, d'une voix grave, à la présidente de la cour d'assises. Cette dernière lui demande d'exposer son ressenti sur ce qu'il a vécu. "Au début j'étais dans le déni, j'étais beaucoup soutenu, j'avais beaucoup de personnes autour de moi", décrit Théo Luhaka. La silhouette athlétique voûtée au-dessus du micro, vêtu d'une doudoune rouge sur un ensemble beige, il parle des personnalités qui se sont manifestées en sa faveur dans les mois qui ont suivi ce qu'il appelle "l'accident" : "Je voyais mes rappeurs préférés, les joueurs de foot que j'adorais, c'était mon rêve." Mais petit à petit, à partir de 2019, ce soutien disparaît. "Ils ont fait ce qu'ils pouvaient pour m'aider, mais il y a des limites, je suis juste une personne agressée par la police. On m'a abandonné et j'ai mis du temps à réaliser qu'on ne me doit rien", déclare-t-il. "Ce qui m'est arrivé m'a beaucoup changé. J'étais plus aigri, plus fâché, plus méchant. J'avais l'impression que j'étais le seul être humain à souffrir", poursuit Théo Luhaka.
"Je me rappelle des coups mais ça reste très flou"
Progressivement, la présidente de la cour d'assises en vient aux faits. Le 2 février 2017, Théo Luhaka est sorti pour apporter une paire de chaussures à une copine de sa sœur. Il longe le Cap, un centre culturel d'Aulnay-sous-Bois, où un contrôle de police a lieu. Le jeune homme affirme : "Je ne me serais jamais interposé si le contrôle n'avait pas commencé par une gifle." C'est alors que la situation dégénère. Dès cet instant, il pense à la vidéosurveillance. Les images enregistrées ont fuité pendant l'enquête et ont été diffusées à l'audience. "Lorsque je me suis débattu, j'ai peut-être mis un coup. La seule idée que j'ai en tête, c'est d'aller dans l'angle des caméras, comme ça s'ils me laissent pour mort je suis filmé, déclare Théo Luhaka. Je me rappelle des coups mais ça reste très flou".
La description de l'enchaînement des faits par le jeune homme est aussi confuse. Pourtant, au milieu de son récit, il affirme avoir subi "plusieurs coups de matraque derrière le mur", y compris dans les fesses, en dehors du champ des caméras, et en plus du coup de BTD qui a atteint la zone péri-anale. Il en veut pour preuve ce que lui a dit son médecin généraliste en 2019. "Il m'a dit : 'C'est impossible que cette zone, ils l'aient touchée en un seul coup'." Il relate avoir été frappé, que les policiers ont proféré des insultes racistes à son égard, en particulier dans leur véhicule, pendant le transport au commissariat. "Dans la voiture, ils étaient tous fiers d'eux, aucun n'a dit qu'il y avait un problème", dit-il, alors qu'il saignait abondamment au niveau des fesses.
La défense s'étonne de telles déclarations sept ans après et pointe les incohérences avec les déclarations faites pendant les auditions. "Lorsque mes frères et sœurs ont regardé la vidéo en détail – moi j'ai pas eu le courage –, ils ont relevé plusieurs coups d'estoc, comme vous dites. Donc je me dis un coup, peut-être plus", rétorque Théo Luhaka à l'avocat de Marc-Antoine C., le principal accusé, jugé pour "violences volontaires ayant entraîné une infirmité permanente". Son avocat, Antoine Vey, insiste : "Ce n'est pas la première fois que vous dites que vous subissez des violences, des coups derrière le mur, avec une matraque ?" Théo Luhaka confirme.
"Théo, c'est celui qui s'est fait violer"
Après les auditions de plusieurs experts, proctologues et psychologues, son témoignage est aussi le moment, pour Théo Luhaka, de parler des conséquences physiques. Lui qui se destinait à une carrière de footballeur, après une déscolarisation en classe de première, n'a jamais pu reprendre le sport. "J'ai bien vu, dès les premières foulées... Non, non, pas possible", dit-il en secouant la tête. Il souffre d'incontinence et se dit gêné par "des gaz". "La maladie que j'ai, c'est la maladie qu'on trouve chez les femmes qui accouchent. Mais je ne suis pas une femme, je n'ai pas accouché madame", détaille-t-il en s'adressant à la présidente de la cour d'assises. Il tient aussi à lui rapporter la réputation qu'il a désormais dans son quartier : "Théo, c'est celui qui s'est fait violer, celui qui s'est fait manger les fesses par la police. L'image véhiculée, c'est celle-là."
A son avocat, qui lui demande s'il a "le sentiment d'avoir tout dit", Théo Luhaka répond : "La réalité de la vie, c'est que moi je suis mort, le 2 février 2017. Je suis vraiment mort, ce n'est pas une image." "Demain, s'il y a des violences policières, on va reparler de Théo, que je le veuille ou non", complète-t-il en citant les manifestations dans lesquelles sont inscrits, sur les pancartes, les prénoms d'autres victimes, comme "Zyed, Bouna", ou encore Adama Traoré. "Quand le procès sera fini, les flics, ils continueront. Mais ma famille, ils vont continuer à avoir un mort-vivant", confie Théo Luhaka d'une voix cassée. Un "mort-vivant" qui regarde la télé dans sa chambre, où il se cloître désormais. Il cite à plusieurs reprises Monk, cette série américaine qui met en scène un détective souffrant de troubles obsessionnels compulsifs. La même qu'il avait prévu de regarder, avant de se faire interpeller, le 2 février 2017. D'un air désespéré, il lâche à la barre : "Je vais regarder Monk jusqu'à la fin de ma vie."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.