Accident mortel du TGV Est : l'article à lire pour comprendre les enjeux du procès qui s'ouvre, plus de huit ans après le déraillement
C'est, à ce jour, l'unique déraillement mortel d'un TGV en France. Plus de huit ans après l'accident d'une rame d'essai qui a fait 11 morts et 42 blessés le 14 novembre 2015 dans le Bas-Rhin, le procès sur les causes du drame s'ouvre à Paris, lundi 4 mars. La SNCF, ses filiales Systra et SNCF Réseau ainsi que trois employés sont jugés devant le tribunal correctionnel jusqu'au 16 mai. Ces trois personnes morales et ces trois personnes physiques sont poursuivies pour "blessures et homicides involontaires par maladresse, imprudence, négligence ou manquement à une obligation de sécurité". Franceinfo revient sur cet accident ferroviaire et les enjeux du procès.
Que s'est-il passé le 14 novembre 2015 ?
"Un train qui 'brûle', c'est 600 tonnes qui se déplacent, et qui volent. Ça dure une fraction de seconde, mais c'est phénoménal." Au téléphone, la voix de Marc Ebersold tremble. Le 14 novembre 2015, il est un des premiers à arriver sur place. A cette époque, il est adjoint au maire d'Eckwersheim (Bas-Rhin), le village le plus proche du lieu du déraillement. Une rame d'essai a quitté les rails, percuté un pont et basculé dans le canal de la Marne au Rhin. Sur les 53 personnes présentes dans le train, 11 ont perdu la vie et les 42 autres ont été blessées, dont certaines grièvement.
Pour tester un nouveau tronçon de ligne à grande vitesse, il a fallu réaliser un essai dynamique durant lequel le TGV roule plus vite que la normale, afin d'éprouver la voie, selon l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionel (ORTC), consultée par franceinfo. Dans le cas de la ligne reliant Paris à Strasbourg, un virage particulièrement délicat à négocier nécessite une succession de trois paliers de vitesse. S'ils ne sont pas respectés, il est impossible d'aborder la courbe en dessous du seuil des 176 km/h mentionnés sur la feuille de route. C'est précisément le scénario cauchemardesque du 14 novembre : le conducteur a enclenché le freinage trop tard et le train a abordé le virage à 243 km/h.
Pourquoi des familles se trouvaient-elles à bord d'une rame d'essai ?
Parmi les passagers du TGV se trouvent des employés de la SNCF et de sa filiale Systra, un de la SNCF Réseau, mais aussi des invités non salariés. Ce dernier point est au cœur des investigations : pourquoi une dizaine de personnes, dont quatre enfants, qui ne travaillent pas dans le monde ferroviaire se sont retrouvées dans ce train non homologué ? Cette situation est dénoncée par Sophie Sarre, avocate de quatre parties civiles dans cette affaire.
"Les gens ont confondu rame d'essai avec voyage inaugural. Cette marche a été faite pour la première fois dans ce sens-là avec des personnes qui n'avaient rien à faire dedans."
Sophie Sarre, avocate de quatre parties civilesà franceinfo
Le soir de l'accident, le président de la SNCF de l'époque, Guillaume Pepy, affirme que la présence d'invités "n'est pas une pratique que la SNCF reconnaît", ajoutant qu'"un train de test est un train de test". Près de deux ans plus tard, il se contredit dans l'émission "Envoyé spécial", alors qu'il est filmé à son insu. Il reconnaît qu'il y a "toujours eu des invités", et que leur "liste a été mal établie". Gérard Chemla, avocat d'une cinquantaine de parties civiles, a annoncé à franceinfo qu'il ferait citer Guillaume Pepy comme témoin lors du procès.
Que reproche la justice à la SNCF, à Systra et à SNCF Réseau ?
Les trois entreprises sont accusées de manquements qui ont conduit à "des actions inappropriées de l'équipe de conduite en matière de freinage", stipule l'ORTC. SNCF et Systra sont poursuivies parce qu'elles avaient la charge conjointe d'organiser les essais. SNCF Réseau en étant le maître d'ouvrage, l'enquête pointe des défaillances dans son évaluation des risques.
Il est notamment reproché à ces personnes morales, qui risquent jusqu'à 225 000 euros d'amende chacune, selon l'article 131-38 du Code pénal, d'avoir embauché du personnel sans le former. Alors que Guillaume Pepy déclarait quatre jours après le drame qu'il s'agissait "de grands professionnels, experts dans leur domaine, car aux essais, ce sont souvent les meilleurs d'entre nous", l'enquête a démontré que les conducteurs n'avaient pas reçu la formation nécessaire pour mener des essais en survitesse sur un TGV.
La justice reproche aussi à la SNCF et à ses deux filiales de ne pas avoir identifié les risques ferroviaires liés à la conduite d'un train d'essai en survitesse. D'autres points plus ciblés vont être débattus au cours du procès, en particulier les défauts de communication, soulevés par le Bureau d'enquêtes sur les accidents de transport terrestre (BEA-TT), dans son rapport d'enquête publié en 2017.
Les experts avancent que la confusion qui a régné sur la stratégie de freinage est due à un manque de rigueur dans l'organisation des essais. La SNCF est par exemple épinglée pour n'avoir pas fourni à sa filiale Systra les documents liés à des tests précédents. De son côté, Systra n'a pas correctement évalué les risques propres à ce type d'essais, selon les auteurs d'un rapport de 2016 dans une enquête interne consultée par franceinfo. Quant à SNCF Réseau, il lui est notamment reproché la négligence de son coordinateur à la sécurité, qui ne s'est pas assuré que les risques liés à la réalisation d'essais en survitesse seraient bien pris en compte.
Pourquoi trois cheminots sont-ils également jugés ?
Au-delà des représentants des personnes morales, deux salariés de la SNCF et un de Systra vont être jugés lors de ce procès : le conducteur de la rame qui, en raison d'un manque de concertation le jour de l'accident, n'a pas maintenu le frein électrique, selon l'enquête ; le cadre transport traction, chargé de valider la commande du train ; et le pilote traction, qui renseigne le conducteur sur l'itinéraire. Les trois cheminots encourent une peine de trois ans de prison et jusqu'à 45 000 euros d'amende chacun, selon l'article 221-6 du Code pénal.
Pour Philippe Sarda, l'avocat du conducteur, "il y a eu un tri au stade de l'instruction" qui explique que ces trois cheminots, impliqués dans la conduite du TGV, soient les seuls à comparaître en tant que personnes physiques. Sophie Sarre, avocate de parties civiles, nuance les propos de son confrère : "Dans ce type de dossiers, il est fréquent qu'une forme de tri soit effectuée. Mais dans le cas de cette affaire, je ne pense pas qu'il ait été intentionnel". En revanche, elle concède être ennuyée par le fait d'"être privée d'une partie du débat parce que certaines personnes se sont constituées parties civiles, ce qui m'empêche de les citer". Selon elle, certaines détenaient un rôle clé dans la préparation de l'essai. Elles ont le choix de se rendre au procès, ou de ne pas y assister.
Quelle est la défense des mis en cause ?
"Si l'on se fie à ce qu'il s'est passé lors de l'instruction, tous les avocats de la défense vont plaider la relaxe. Personnes morales comme personnes physiques". Philippe Sarda entend démontrer l'innocence de son client, le conducteur du TGV : "On lui reproche de ne pas avoir été compétent pour mener ces essais, tout en lui disant qu'il aurait dû se rendre compte que la stratégie de freinage était mauvaise. Or, comment peut-il jauger du bien-fondé de la consigne s'il est incompétent ?"
Philippe Sarda ne sera pas le seul à tenter de soulever des paradoxes dans la procédure. Ce sera aussi le cas de Systra. Une source proche de la défense de cette filiale de la SNCF précise ses intentions : "Ce procès permettra d'établir la vérité sur l'accident. Et ce processus permettra de montrer que Systra n'a commis aucune faute engageant sa responsabilité pénale. D'autant que ce test n'était pas le premier, et que des dizaines avant lui se sont bien passés."
Elle déclare cependant que sa priorité "sera de préserver les victimes", précisant avoir conscience que "ça va être très éprouvant pour elles". Enfin, elle affirme que la ligne de défense de l'entreprise ne sera "en aucun cas d'enfoncer ou de charger la SNCF".
Contactée, l'entreprise ferroviaire ne souhaite pas s'exprimer avant l'ouverture du procès. L'avocat de SNCF Réseau, Eric Dezeuze, a également fait part à franceinfo de son refus de communiquer sur le dossier.
Qu'attendent les victimes de ce procès ?
"C'est toujours un tabou dans ma famille. J'espère que l'abcès sera crevé." Manon* fait partie des 88 parties civiles constituées dans cette affaire. La jeune femme a perdu son père dans l'accident et compte assister à une partie du procès, notamment aux "témoignages des membres de la hiérarchie, pour voir s'ils sont dans un déni de responsabilité".
Selon Gérard Chemla, la cinquantaine de victimes qu'il représente partagent cette attente : "Même si nous ne sommes pas là pour chercher la vengeance, on veut que les responsabilités soient dites. Que ceux qui ont commis des fautes le reconnaissent." Mais Manon "espère que seules les entreprises seront condamnées", et non les cheminots mis en cause.
"Je ne souhaite pas que les personnes physiques fassent de la prison, je pense qu'elles ont assez payé."
Manon*, fille d'une victime de l'accidentà franceinfo
Autre enjeu majeur : pouvoir s'exprimer devant les prévenus. Les quatre parties civiles représentées par Sophie Sarre ont par exemple manifesté leur volonté de prendre la parole à l'audience.
"Ces procès permettent de passer à autre chose un peu plus vite quand les personnes poursuivies physiquement entendent les victimes", confirme Claude Lienhard, représentant de la famille de Daniel Heury, mort dans l'accident. Sa crainte ? "L'utilisation de toutes les voies de recours, avec un appel probable de la part de la SNCF". Un scénario qu'appréhende aussi Manon : "Le procès va déjà être long, de mars à mai. On espère un procès définitif et qu'il n'y aura pas d'appel de l'une des parties. On veut pouvoir enfin tourner la page."
Comment va se dérouler l'audience ?
Les avocats des parties civiles sont unanimes : "Ce sera une bataille d'expertises. On le sait à l'avance. Il y aura peut-être des incidents de procédure dès le début", avance Claude Lienhard. Selon lui, il s'agira avant tout d'un "procès froid, constitué à 99% de technique". Pour Sophie Sarre, "la partie procédurale va prendre énormément de place". "Elle est dure à faire entendre à mes clients. Il y a la peur que les mis en cause s'en sortent à coups d'arsenal juridique", ajoute-t-elle. Gérard Chemla se montre, lui, plus offensif : "La SNCF dispose d'une foule d'experts de haut niveau. Elle va nous expliquer avec un langage très compliqué qu'elle n'a pas failli."
Je n'ai pas pu tout lire, pouvez-vous me faire un résumé ?
Le procès du premier déraillement mortel d'un TGV en France s'ouvre lundi 4 mars, devant le tribunal correctionnel de Paris. Trois personnes morales, la SNCF et ses filiales Systra et SNCF Réseau, sont jugées lors des dix prochaines semaines pour cet accident qui a fait 11 morts et 42 blessés, le 14 novembre 2015. Parmi les prévenus figurent également trois personnes physiques, des salariés chargés de la conduite du train. Tous les mis en cause sont poursuivis pour "blessures et homicides involontaires".
En face, 88 personnes se sont constituées parties civiles. Parmi elles, des rescapés de l'accident qui n'appartenaient pas au monde ferroviaire et qui se trouvaient pourtant à bord du train. Déterminer les circonstances qui ont entraîné leur présence dans ce TGV d'essai constitue l'un des enjeux du procès. Les victimes souhaitent aussi que les responsabilités soient clairement établies. Lors de l'instruction, les avocats de tous les prévenus ont laissé entendre qu'ils allaient plaider la relaxe.
* Le prénom a été changé à la demande de l'intéressée.
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