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Abstention aux élections régionales : quelle est la responsabilité des médias ?

Franceinfo a interrogé des sociologues et des spécialistes des médias pour tenter de savoir si la manière de traiter le scrutin avait influé sur la faible participation.

Article rédigé par franceinfo - Paolo Philippe
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Un débat avant les élections régionales entre les différentes têtes de liste se présentant dans les Pays de la Loire, le 9 juin 2021 à Nantes (Loire-Atlantique). (BAPTISTE ROMAN / HANS LUCAS / AFP)

La réflexion sur le rôle des médias dans le traitement du fait politique est ancienne. Elle est revenue sur la table sous le double effet de la très faible participation (33,3%) au premier tour des élections régionales et départementales et, dans une moindre mesure, d'une remarque de Laurent Delahousse, dimanche 20 juin. "On ne traite plus parfois les sujets qui sont essentiels pour les Français mais ceux qui potentiellement font du public", a lancé le journaliste sur France 2.

Pour prendre de la hauteur sur la question, franceinfo s'est entretenu avec des spécialistes des médias.

Une part dans la responsabilité "collective"

"C'est un refrain un peu simplet", analyse Erik Neveu, sociologue des médias et professeur à l'IEP de Rennes, pour qui l'abstention est un phénomène "multicausal". "Il y a une part de responsabilité collective et tripartite, entre les politiques, les médias et les citoyens", abonde David Medioni, journaliste et directeur de l'Observatoire des médias à la Fondation Jean-Jaurès. "Les médias se sont gargarisés des sondages, en expliquant que le Rassemblement national allait rafler deux ou trois régions, en parlant d'un duel entre le RN et La République en marche. La nationalisation de la campagne n'a pas réellement aidé les citoyens à se motiver à aller voter", précise-t-il.

Quand ils parlent des médias, les spécialistes interrogés par franceinfo évoquent souvent la télévision et la radio, dont l'invité politique est central dans la construction des émissions, plutôt que la presse écrite et notamment la presse quotidienne régionale (PQR).

"Les émissions politiques où l'on peut débattre avec du sérieux et des arguments ont virtuellement disparu."

Erik Neveu, sociologue des médias

à franceinfo

Pour Patrick Eveno, sociologue des médias et vice-président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation, "il est toujours facile de faire porter aux médias cette responsabilité, mais les médias ne font pas l'élection et ne décident pas du comportement électoral des électeurs". Pour lui, "l'offre politique actuelle est complètement décalée de la demande des citoyens". Dans ce contexte, "les journalistes ne peuvent pas imposer aux femmes et hommes politiques autre chose que ce qu'ils proposent".

Un manque "d'exigences" et des erreurs

Les élections régionales ont notamment été marquées par deux thèmes portés par les candidats. D'une part, la sécurité… qui n'entre pas dans les prérogatives des régions. D'autre part, la course à la future élection présidentielle.

Face à cela, "les médias ont sans doute insuffisamment pris le contre-pied de cette 'nationalisation de l'enjeu'", juge Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé dans les médias, l'information et le journalisme. Erik Neveu va dans le même sens : "La grandeur du journalisme, c'est aussi de chercher à définir l'agenda, à éclairer autrement des questions déjà dans le débat public." Pour David Medioni, "c'est le symbole d'une profession qui a du mal à faire remonter des préoccupations qui ne sont pas forcément celles des politiques".

"Le rôle de contre-pouvoir des médias aurait dû les pousser à davantage d'exigences et d'interrogations des politiques sur les vraies prérogatives."

Jean-Marie Charon,sociologue des médias

à franceinfo

Xavier Bertrand le présidentiable face à une République en marche renforcée de plusieurs ministres dans le Nord, l'alliance de Renaud Muselier avec la majorité présidentielle en Provence-Alpes-Côte d'Azur, le duel entre le RN et LREM analysé sous le prisme de la future présidentielle... Les élections régionales ont également été marquées par une part non négligeable de stratégie politique, au détriment du fond. "Les sociologues traitant la chose politique qualifient ça de 'course de petits chevaux', avec uniquement les aspects tactiques. C'est ce qui demande le moins de moyens et d'investissement journalistiques, et c'est ce qu'adorent les hiérarchies et les éditorialistes", regrette Jean-Marie Charon.

Pour ce dernier, "l'entre-deux tours est plus que jamais l'occasion de rectifier l'approche, en cessant de privilégier l'interprétation des résultats comme une anticipation de la présidentielle à venir".

Une réflexion nécessaire pour sortir du "bruit ambiant"

Les spécialistes interrogés sont unanimes : il faut mener une réflexion autour de la manière de traiter le fait politique. "Il est urgent de reprendre le sujet à partir des enjeux à traiter, du fond des réponses avancées par les uns et les autres, et de cesser la polarisation sur les questions essentiellement tactiques", estime Jean-Marie Charon. Selon lui, les stratégies politiques "n'intéressent plus la majorité des Français, voire les dégoûtent du champ politique et des échéances électorales".

David Medioni, qui rappelle que les batailles politiques ne sont pas le fonds de commerce de tous les médias, regrette que certains "cherchent plutôt à étonner et à émouvoir qu'à informer". "Quand on fait ça, on s'éloigne de ce qui fait le cœur du métier."

"Les médias doivent s'interroger, c'est évident, analyse de son côté Patrick Eveno. Soit ils passent un contrat avec les politiques pour ne plus chercher la polémique, soit ils se passent d'eux, mais on pourrait alors les accuser d'être antidémocratiques." Le vice-président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation aimerait que les médias se démarquent du "bruit ambiant" et aillent "au fond des choses".

Redonner de la place à l'enquête, aller sur le terrain, s'échapper de l'information en continu... Erik Neveu, tout en n'oubliant pas "la crise économique de la presse et la montée de la précarité dans des rédactions rétrécies", avance plusieurs pistes dans l'évolution du traitement médiatique de l'objet politique. "Il faut redonner la primauté aux dossiers sur la course aux petits chevaux, inventer de nouveaux formats, regarder la politique d'en bas, par ses effets sur la vie quotidienne", ajoute-t-il.

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