Roissy, 5 octobre 2015 : le jour où des salariés d'Air France ont arraché la chemise de deux de leurs dirigeants
Cinq salariés de la compagnie sont jugés à Bobigny, vendredi 27 mai, pour "violences en réunion", et onze autres pour "dégradations en réunion".
La journée s'annonce tendue chez Air France, ce lundi 5 octobre 2015. Des centaines de salariés manifestent leur colère sous les fenêtres du siège social, à Roissy, où se tient le comité central d'entreprise (CCE) prévoyant la suppression de 2 900 postes. Ils parviennent à pénétrer dans le bâtiment. Une heure plus tard, le DRH de la compagnie aérienne, Xavier Broseta, torse nu et chemise en lambeaux, fuit une foule en colère en escaladant le grillage. Le cliché fera le tour du monde.
Sept mois après, cinq salariés, dont un représentant du personnel, sont jugés devant le tribunal correctionnel de Bobigny, vendredi 27 mai, pour "violences en réunion" sur deux cadres d'Air France, un vigile et quatre gardes du corps. Ils encourent jusqu'à trois ans de prison et 45 000 euros d'amende. Onze autres, accusés d'avoir forcé le portail d'entrée, sont convoqués pour "dégradations en réunion". Retour sur la matinée houleuse du 5 octobre, au plus près de ce qu'on sait du déroulé des évènements.
9h30. Le comité central d'entreprise débute sous tension
Le ciel est gris, ce matin-là, à Roissy. Au siège social d'Air France, le comité central d'entreprise, qui a débuté à 9h30, doit annoncer la suppression de près de 3 000 postes (300 pilotes, 900 hôtesses et stewards et 1 700 membres du personnel au sol). Il prévoit aussi, pour la première fois, la possibilité de licenciements secs parmi les navigants.
La colère monte chez les salariés, qui ont appris par la presse le nombre de suppressions d'effectifs. Depuis 2011, quelque 10 000 emplois ont déjà été supprimés dans le cadre du plan Transform 2015. Stewards, hôtesses de l'air, pilotes, pistards, personnel chargé de la maintenance… quelque 3 000 manifestants convergent vers le siège d'Air France pour protester contre le nouveau plan social. Les organisations syndicales leur ont donné rendez-vous sur le parvis, aux abords de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle.
10h15. "Les portes sont ouvertes, comme dans un saloon"
Conscients de la tension, les syndicats veulent éviter les incidents. "On avait donné la consigne très claire de ne pas envahir le CCE", explique à francetv info Miguel Fortéa, secrétaire général de la CGT Air France. Le portail donnant accès à l'entreprise est d'ailleurs verrouillé par la direction au moment où les manifestants arrivent sur le parvis. Mais "les forces de l'ordre s'écartent quand la grille est secouée", se rappelle Miguel Fortéa. La voie est libre. "Les portiques sont ouverts, tout comme la porte de la salle où se tient le CCE, comme dans un saloon", se souvient le responsable de la CGT. Les manifestants s'y engouffrent.
Ils vont être filmés tout du long, autant par la presse, venue en force, que par les multiples caméras de surveillance. La veille et l'avant-veille de ce CCE ultrasensible, des caméras ont été installées à des points névralgiques, devant les portiques d'entrée et devant la salle Max-Hymans où sont réunis direction et syndicats, affirme le journaliste Geoffrey Le Guilcher dans une longue enquête publiée sur le site d'information Les Jours (article abonnés).
"Deux de ces caméras serviront à l'identification des salariés après les troubles", explique-t-il à francetv info. "Avec l'annonce de 3 000 suppressions d'emplois, Air France s''attendait à des dérapages, comme il y en avait eu lors du précédent plan d'économies. Elle avait donc prévu ce dispositif de caméras, et même la présence d'un huissier qui notait tout, dans la salle du CCE." Caméras, vigiles, huissier… un document de l'Inspection du travail publié par Les Jours considère que "l'employeur a contribué à instaurer un climat de défiance propre à la confrontation".
Une version contre laquelle s'insurge Air France. "Hallucinée" par cette thèse, la compagnie affirme à francetv info que seules trois caméras ont été "renouvelées", "en complément des 280 qui existent déjà". Elle précise aussi que "le dispositif de sûreté a été décidé avec les syndicats et la préfecture, comme cela se fait toujours".
10h45. "C'est le DRH ! Ne laisse pas sortir le DRH !"
Quelle est l'ambiance, côté CCE ? "Déjà tendue", racontera, trois semaines plus tard, Xavier Broseta au Parisien. Le DRH de la compagnie aérienne reçoit des textos réguliers pour l'informer que les manifestants approchent. "Vers 10h15, ils sont près du siège. A ce stade, nous avons encore confiance dans le portail, affirme-t-il. Tout s'accélère quelques minutes plus tard. Je reçois un texto d'un collègue qui est dehors, dans la foule : 'Evacuez'." Le secrétaire de la séance, un syndicaliste de la CGT, souhaite poursuivre les discussions, pensant "qu'il n'y a pas le feu". Puis c'est "la confusion".
Aux cris de "démission ! démission ! démission !", les manifestants pénètrent dans le bâtiment, puis envahissent la salle du CCE. La réunion est interrompue à 10h45, selon Les Echos. Sous les slogans "Dégage" et "Virons nos patrons", Frédéric Gagey, le PDG d'Air France, est rapidement conduit vers la sortie, suivi de près par les élus du comité.
"A ce moment-là, on voit deux directeurs qui sont entourés de syndicalistes pour essayer de les exfiltrer", se remémore Marc Allot, steward chez Air France, qui a filmé toute la journée du 5 octobre 2015.
11h45 : "Tous les boutons sautent, la chemise y reste"
Si Pierre Plissonnier, responsable long-courrier d'Air France, sort de la pièce la chemise déchirée, c'est surtout sur Xavier Broseta que se cristallisent les tensions. Quelqu'un s'exclame, en le reconnaissant : "C'est le DRH ! Ne laisse pas sortir le DRH !"
"Tu as des millions en poche ! Tu vas payer ! Tu fais moins le malin maintenant !" crie un autre. Certains scandent : "A poil, à poil, à poil !" Des syndicalistes tentent, en vain, de l'exfiltrer. A l'extérieur, le DRH d'Air France se retrouve pris en tenaille par des salariés. Le 26 octobre, il racontera l'épisode au Parisien. "C'est la cohue, ça pousse, ça tire, on tente d'aller dans une autre salle. Ma veste se déchire, je la prends dans mes bras avec mes affaires. Nous sommes poursuivis", se remémore le cadre.
Dehors, "quelqu'un m'attrape par derrière, tire le col de ma chemise, si fort que le bouton du col lâche. On me tire fort vers l'arrière et moi je tire fort dans l'autre sens pour me dégager. Tous les boutons sautent, ma chemise y reste", ajoute-t-il. Avec Pierre Plissonnier, poussés et aidés par les vigiles, ils escaladent une grille pour échapper aux manifestants. A midi, l'information fait la une des médias d'info en continu.
Complément d'enquête. Des images inédites des deux cadres d'Air France qui se sont fait arracher leur chemise
11h45. Salle Max-Hymans, les salariés affluent toujours
Tandis que les deux cadres prennent la fuite, des manifestants continuent à affluer dans la salle Max-Hymans. Erika (elle n'a pas voulu donner son patronyme) en témoigne : "Lorsque j'ai fini par pouvoir entrer dans la salle de réunion, les scènes de violence avaient déjà eu lieu et il n'y avait plus grand-monde. Des cadres ont quitté la salle en nous regardant comme des gueux, en secouant la tête. Je me suis retrouvée face à ces dirigeants, qui me sont apparus totalement détachés et pas du tout concernés. J'ai essayé de m'adresser à eux, je n'ai eu pour seule réponse que leur silence."
Pas de réponse, donc, sur les "21 jours annuels de congés cumulés" qu'a perdus cette agente au sol en quelques années, sur son pouvoir d'achat qui "stagne depuis quatre ans" et sur son compte en banque constamment à découvert, "comme beaucoup de Français". Mais beaucoup d'écho, sur Facebook : la vidéo de la jeune femme interpellant, en larmes, sa hiérarchie a été vue plus d'un million de fois.
13 heures. Le gouvernement condamne "des violences inacceptables"
En boucle, les chaînes d'info passent et repassent les images des deux cadres dirigeants en fuite, chemise lacérée, yeux hagards et mèche en bataille.
Le gouvernement s'indigne. A 13 heures, le secrétaire d'Etat aux Transports, Alain Vidalies, condamne sur Twitter des "violences inacceptables" et appelle à des sanctions.
Je condamne fermement les incidents survenus lors du CCE d'Air France. Ces violences sont inacceptables et devront être sanctionnées.
— Alain Vidalies (@AVidalies) 5 octobre 2015
Quelques minutes plus tard, le Premier ministre, Manuel Valls, se dit "scandalisé" et apporte "tout son soutien" à la direction. A 18 heures, celle-ci fait état de sept blessés, dont un grave, récapitulent Les Echos : "Cinq salariés d'Air France – dont le DRH Xavier Broseta, Pierre Plissonnier, responsable de l'activité long-courrier à Air France, et trois autres membres de la direction – et deux vigiles."
Epilogue
Le 12 octobre, sur la base d'images de vidéosurveillance, cinq salariés sont placés en garde à vue pour "violences" commises contre les cadres dirigeants et les vigiles une semaine plus tôt.
Quatre d'entre eux sont licenciés en décembre. Jugeant les preuves insuffisantes, l'Inspection du travail refuse, le 21 janvier, le licenciement du cinquième salarié, un représentant syndical CGT. La procédure de licenciement est toujours en cours. Le ministère du Travail décidera le 3 juin s'il approuve ou non le refus de licenciement notifié par l'Inspection du travail.
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