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"Ce qui se passe n'est pas surprenant" : comment les "gilets jaunes" s'inscrivent dans l’histoire des révoltes populaires

Selon l'historien Gérard Noiriel, "la France, en tant qu'Etat, s'est construite autour de l'impôt", ce qui a suscité dès le début des révoltes des classes populaires.

Article rédigé par Anne Brigaudeau - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Un membre des "gilets jaunes" compare Emmanuel Macron à Louis XVI et les manifestations actuelles à la Révolution française, samedi 1er décembre, à Paris. (ESTELLE RUIZ / NURPHOTO)

Cela va-t-il suffire à éteindre la fronde ? Mercredi 5 décembre, Emmanuel Macron a annoncé que la hausse des taxes sur les carburants, prévue à partir du 1er janvier 2019, était "annulée", purement et simplement. Le gouvernement n'a finalement pas pu "tenir le cap" après trois semaines de blocages des "gilets jauneset de violences, notamment le 1er décembre à Paris. De quelle façon ce soulèvement s'inscrit-il dans l'histoire des révoltes populaires en France, alors que des manifestants dénoncent une dérive "monarchique" dans la présidence d'Emmanuel Macron ? Entretien avec l'historien Gérard Noiriel, auteur d'Une histoire populaire de la France.

Franceinfo : Le mouvement des "gilets jaunes" est né pour protester contre la hausse des taxes sur le carburant. Ce mouvement antitaxes s'inscrit-il dans une longue tradition ?

Gérard Noiriel : Oui. Dans mon Histoire populaire de la France, j'ai montré que la France, en tant qu'Etat, s'est construite autour de l'impôt. Vous ne pouvez pas avoir d'Etat sans prélèvement d'impôts, ne serait-ce que pour payer les soldats ou la police. Dès que ce système se met en place, à l'époque de Jeanne d'Arc, on voit les paysans se révolter contre l'impôt royal. Ils se révoltent aussi contre ceux prélevés par les seigneurs ou par les curés qui prennent la dîme.

Sous l'Ancien régime, ces révoltes peuvent prendre de l'ampleur, mais elles restent localisées, parce qu'elles passent par le bouche-à-oreille, et qu'elles sont durement réprimées. On va changer de dimension en 1789. Le roi Louis XVI convoque les Etats généraux parce que les caisses sont vides, et les cahiers de doléances [recueillies et rédigées pour l'occasion] vont exprimer de fortes revendications fiscales contre un système inégal. Les nobles, qui étaient les plus riches, ne payaient pas d'impôts tandis que l'impôt pesait constamment sur les plus pauvres. 

Ce mécontentement fiscal va déboucher sur la Révolution ?

En 1789, les révoltes populaires vont s'articuler à une forme de contestation plus large, impulsées par les élites bourgeoises qui ont lu Rousseau, Voltaire ou Diderot, ce qui conduit à une radicalisation et une généralisation du mouvement imputable aux élites instruites. Celles-ci vont bouleverser le système politique en proposant la suppression de l'Ancien régime et des inégalités, notamment fiscales. C'est pourquoi la Déclaration des droits de l'homme de 1789 comporte un article très important : l'article 14.

Le texte dit que le consentement à l'impôt est une dimension de la citoyenneté, et que tous les citoyens doivent savoir ce qu'on fait de cet impôt : "Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée." Avec le temps, on a perdu le souvenir de ce principe de base. Cette dimension explique aussi la révolte actuelle des "gilets jaunes" : les taxes augmentent alors que la suppression de l'ISF a provoqué un sentiment d'injustice fiscale. Les classes populaires se manifestent pour exprimer les souffrances qu'elles ressentent.

Quel est le bilan des grands mouvements sociaux dans l'histoire de France ?

Ils sont suivis de réactions conservatrices, mais ils laissent des acquis. En 1789, l'Ancien régime est renversé. Mais la contradiction qui se développe entre une révolution bourgeoise et une révolution populaire – entre les Girondins et les Jacobins, si vous voulez – va aboutir à la défaite de ceux qui étaient les plus proches des classes populaires, c'est-à-dire à la défaite de Robespierre [arrêté et guillotiné le 28 juillet 1794], et à la reprise du pouvoir par la bourgeoisie. La bourgeoisie va se tourner vers Napoléon, donc vers l'armée, pour liquider le mouvement des sans-culottes. Cette liquidation de la Révolution ne revient pas à l'Ancien régime, mais va finir par aboutir au régime dans lequel on vit aujourd'hui : une démocratie bourgeoise. 

Même chose après février 1848 : dès le mois de juin, les ouvriers qui ont fait la révolution sont fusillés et on retombe dans un régime conservateur, le Second empire [de 1852 à 1870]. Mais le suffrage universel masculin, qui est l'un des principaux acquis de la révolution de février 1848, se met en place. Cet acquis va perdurer. A partir de la IIIe République, les mouvements qui obtiennent gain de cause réussissent parce qu'il y a un blocage de la production. Ce sera notamment le cas en 1936 et en 1968, avec les deux plus grandes grèves de l'histoire de France. En 1936, les ouvriers obtiennent, entre autres, les congés payés et la semaine de 40 heures. En 1968, ce rapport de force va faire céder le pouvoir et aboutir aux accords de Grenelle [avec une augmentation de 35% du smic, comme le rappelle Le Monde].

Dans ces deux derniers cas, le mouvement a eu une efficacité parce qu'il y a eu des alliances entre les classes populaires et les classes moyennes.

Gérard Noiriel

à franceinfo

Le Front populaire était le fruit du front antifasciste mis en place en 1934 entre les représentants socialistes et communistes du mouvement ouvrier, et les radicaux qui fédéraient les classes moyennes. Le mouvement de Mai 68, lui, est parti des étudiants, mais il a été rejoint par les ouvriers sous l'égide des syndicats, encore très puissants.

On s'aperçoit que les "gilets jaunes" ont du mal à se faire entendre parce qu'on ne sait pas quelles sont leurs revendications. Est-ce nouveau ?

Le problème est celui-ci : pour se faire entendre dans l'espace public, comment les classes populaires vont-elles énoncer leurs souffrances multiformes dans des termes susceptibles de les rassembler ? Comme je l'ai déjà expliqué au Monde, aujourd'hui, les "gilets jaunes" crient "j'ai mal à la taxe" au lieu de dire "j'ai mal partout".

Quel langage ont à leur disposition ceux qui n'ont pas fait d'études ? Qui n'ont pas fait Sciences Po ? Ils nomment leurs revendications dans un langage simple. Mais derrière cette simplicité, il y a une multitude de choses parce que les formes de souffrance ne se réduisent pas à des questions économiques ou d'impôts.

Gérard Noiriel

à franceinfo

On rencontre tout le temps la question de la dignité : quelles que soient les périodes, les classes populaires ont le sentiment qu'elles ne sont pas respectées. En 1936, on a vu émerger des revendications liées à l'exigence d'une vie digne, qui ne soit pas uniquement vouée au travail. Elles ont donné lieu aux congés payés, à l'organisation de loisirs. Dans l'histoire récente, ces revendications ont été portées longtemps par les syndicats et les partis de gauche, mais il y a aujourd'hui une crise de cette représentation.

C'est effectivement un autre problème lié aux "gilets jaunes" : qui peut parler en leur nom ? 

Il y a deux conceptions de la citoyenneté : une conception dominante, qui est la délégation du pouvoir avec un bulletin dans l'urne tous les cinq ans, et une conception populaire, qui est la participation directe. C'est celle des "gilets jaunes" qui disent : "Nous on ne veut pas déléguer notre pouvoir à des chefs qu'on ne connaît pas." En 1871, la Commune de Paris a appliqué cette démocratie directe. Les citoyens parisiens se réunissaient physiquement dans des assemblées générales, et ils choisissaient des délégués, qui étaient révocables et devaient rendre compte de ce qu'ils faisaient.

Cette forme de participation directe ne peut s'appliquer que dans une ville où tout le monde peut se rassembler en un même lieu, mais il en existe d'autres façons de mettre en œuvre la démocratie directe : votations, référendums, tirage au sort...  Mais avec les réseaux sociaux, les "gilets jaunes" disposent de moyens que les générations précédentes n'avaient pas.

On a beaucoup parlé de violences après les manifestations du samedi 1er décembre. Violence de la part des manifestants, mais aussi de la part de forces de l'ordre. Qu'en pensez-vous, en tant qu'historien ?

Nous vivons dans une société beaucoup plus pacifique qu'auparavant, qu'on ne peut comparer avec les périodes antérieures. Il faut se rappeler que les grandes grèves de 1947-1948 ont fait une vingtaine de morts [notamment avec le sabotage d'un train Paris-Lille dans un contexte de mouvements sociaux des cheminots et des mineurs].

Autrefois, le pouvoir n'hésitait pas à fusiller les grévistes. George Clemenceau l'a fait en réprimant les révoltes viticoles en 1907, dans le sud de la France, avec plusieurs morts. Aujourd'hui, il y a une dramatisation médiatique des formes de violence, mais on ne peut pas dire qu'on n'a jamais vu ça. Historiquement, ce n'est pas vrai.

Gérard Noiriel

à franceinfo

Le changement réside dans les progrès technologiques : les réseaux sociaux, les chaînes d'info en continu, les gens qui filment eux-mêmes les manifestations avec leur smartphone. Mais on constate aussi historiquement qu'à chaque fois qu'il y a de la violence – et elle est récurrente – elle finit par faire peur à la majorité silencieuse qui se désolidarise du mouvement.

Le mouvement des "gilets jaunes" est-il sans précédent ?

La symbolique du gilet jaune, déjà, est inédite. Les mouvements sociaux ont besoin de se donner une identité avec des symboles nouveaux : sous la révolution française, le bonnet phrygien ; en 1936, le drapeau rouge et L'Internationale. Ce gilet jaune est bien vu, parce qu'il y a une adéquation forte entre le symbole choisi et les revendications. Au départ, le gilet jaune a été imposé par l'administration de la Sécurité routière pour la sécurité des automobilistes et là, il a été accaparé comme le symbole d'une détresse sociale. C'est une preuve d'intelligence collective et d'imagination populaire.

Après coup, ce n'est pas surprenant ce qui se passe, même si, en France, les élites sont toujours surprises par les mouvements sociaux. Elles ne s'y attendent jamais. On se souvient de l'article d'un journaliste du Monde, Pierre Viansson-Ponte, intitulé "Quand la France s'ennuie" quelques semaines avant Mai 1968. Je ne vous dirai pas que j'avais prévu ce nouveau mouvement, mais ce n'est pas étonnant. C'est presque sain qu'à un moment donné, les classes populaires se manifestent pour exprimer les souffrances qu'elles ressentent. C'est l'expression de la démocratie, même si ça prend des formes qu'on ne peut pas soutenir, comme celle des violences.

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