Manifestations contre la réforme des retraites : on vous explique pourquoi de nombreuses personnes sont interpellées sans être poursuivies par la justice

Article rédigé par Catherine Fournier, Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Intervention de policiers membres d'une unité Brav-M lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 20 mars 2023. (BENOIT DURAND / HANS LUCAS / AFP)
Plusieurs centaines de manifestants ont été arrêtés en France depuis le recours au 49.3 pour faire adopter la réforme très contestée. Mais une large majorité d'entre eux sont relâchés à l'issue de leur garde à vue.

Poubelles incendiées, jets de projectiles, vitrines cassées… Le rejet des motions de censure et l'adoption de la réforme des retraites à l'Assemblée, dans la soirée du lundi 20 mars, ont immédiatement été suivis de manifestations spontanées, émaillées de tension, dans plusieurs grandes villes. Au total, lundi, 234 personnes ont été interpellées à Paris, a appris franceinfo de source policière. Jeudi déjà, 292 personnes avaient été interpellées et placées en garde à vue dans la capitale, selon le parquet de Paris, après un rassemblement spontané place de la Concorde, à la suite du recours au 49.3.

Moins de 24 heures plus tard, un tiers de ces gardes à vue ont été levées sans poursuites. Les procédures ont été "classées sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée ou absence d'infraction", explique le parquet à franceinfo. Finalement, neuf gardes à vue ont donné lieu à un déferrement, notamment pour un rappel à la loi. Vendredi, 64 gardes à vue ont entrainé 13 présentations à un magistrat du parquet et samedi 109 gardes à vue ont conduit à 20 déferrements, a précisé le parquet de Paris.

Des "exactions" dans des "cortèges sauvages"

A Paris, les nombreuses interpellations ont eu lieu sur consigne du préfet de police. "Face à la constitution de cortèges sauvages, de barricades sur la voie publique, de mise à feu de poubelles et mobiliers urbains, les forces de l'ordre ont pour consigne d'intervenir avec réactivité et fermeté, pour mettre un terme à toutes les exactions ou tentatives d'exactions", explique à franceinfo la préfecture de police de Paris, qui assure que l'application de la doctrine du maintien de l'ordre est "stricte" et "s'adapte à la physionomie des manifestations et rassemblements". "La plupart des interpellations ont eu lieu pour violences et dégradations de biens en réunion", abonde Grégory Joron, secrétaire général du syndicat SGP Police Force Ouvrière.

"Il n'y a pas de volonté de procéder à des arrestations arbitraires, ni à des interpellations préventives."

Grégory Joron

secrétaire général du syndicat SGP Police Force Ouvrière

Selon le syndicaliste, "il y avait de nombreux de petits groupes très mobiles", jeudi, à Paris, ce qui a conduit à "beaucoup d'interpellations", notamment de "black blocs", parfois venus d'Allemagne ou d'Espagne.

A entendre le préfet de police de Paris sur BFMTV, mardi, la situation s'est reproduite lundi soir dans la capitale. Selon Laurent Nunez, "environ 2 000 personnes" étaient "réunies en petits groupes très mobiles", qui ont commis "beaucoup d'exactions, avec des poubelles et des véhicules incendiés" et "des jets de projectiles" sur les forces de l'ordre. "On interpelle des gens pour des infractions qui, à nos yeux, sont constituées", a-t-il martelé, reconnaissant qu'"au bout des 48 heures de garde à vue, parfois, on n'a pas caractérisé l'infraction".

"Par exemple, on interpelle un groupe de 15 personnes autour de poubelles en feu. Mais les 15 n'ont pas mis le feu, il n'y a qu'une personne qui l'a fait", pointe Grégory Joron. Selon lui, difficile, dans ce cas, d'avoir des éléments pour mettre en cause l'auteur, ce qui explique l'absence de réponse pénale. "En quelque sorte, le doute profite à l'accusé", estime le syndicaliste.

De son côté, le préfet de police insiste sur le caractère "sauvage" des cortèges qui n'ont rien de "manifestations déclarées". Pourtant, d'après la loi, soit la manifestation est interdite en amont par la préfecture, soit elle est spontanée. Dans le premier cas, les personnes qui y participent s'exposent à une contravention. Dans le second cas, rejoindre une manifestation improvisée n'est pas un délit en soi. Néanmoins, "tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public" peut constituer "un attroupement" et être répréhensible. Cet attroupement peut aussi "être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser". Toute personne qui n'obtempère pas s'expose à une interpellation pour "participation à un attroupement malgré sommation", selon le Schéma national du maintien de l'ordre (SNMO).

"Une manière de dissuader les manifestants de revenir"

L'avocat Arié Alimi, appelé pour une dizaine de dossiers de manifestants interpellés depuis le recours au 49.3, explique que ses clients ont été arrêtés principalement "dans les nasses". Cette technique vise à encercler les manifestants en cas troubles à l'ordre public. Celle-ci a été jugée illégale par le Conseil d'Etat, en juin 2021, en "l'absence de conditions précises", qui n'étaient alors pas définies dans le schéma national. Dans sa nouvelle version de décembre 2021, le SNMO prévoit "qu'il peut être recouru à l'encerclement d'un groupe de manifestants pour prévenir ou faire cesser des violences graves et imminentes contre les personnes et les biens".

"On continue à l'utiliser comme un moyen d'interpeller et d'empêcher de manifester", dénonce toutefois l'avocate Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France (SAF), qui a déposé en février 2022 un nouveau recours devant le Conseil d'Etat. 

"C'est ce qu'on appelle la judiciarisation du maintien de l'ordre : on va aller chercher les gens et les interpeller et ça donne ces scènes de violence."

Claire Dujardin

présidente du Syndicat des avocats de France

Selon le SAF, qui dénonce dans un communiqué "une doctrine de maintien de l'ordre (...) qui semble clairement avoir pour objectif (...) l'intimidation des manifestant·e·s et la cessation du mouvement social", le placement en garde à vue a aussi été "utilisé pour pouvoir faire du chiffre et ficher les gens". "En garde à vue, on prend l'identité, les empreintes et des photos. Ça peut être une manière de dissuader les manifestants de revenir", avance Claire Dujardin. De quoi expliquer, selon elle, l'écart important entre le nombre d'interpellés et de ceux qui sont l'objet de suites judiciaires. "On attrape dans le lot des gens et on fait le tri en garde à vue, où on s'aperçoit que ces personnes ne correspondent pas aux critères" requis pour justifier une interpellation, avance-t-elle.

Un air de déjà-vu avec les "gilets jaunes"

"Lorsque les forces de l'ordre interpellent une personne, elles doivent dresser un procès-verbal avec les circonstances de l'interpellation, pour que le parquet vérifie que les motifs de la garde à vue soient respectés", complète auprès de franceinfo Nelly Bertrand, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature (SM). "Chacune des procédures initiées donne lieu à un compte-rendu au parquet de Paris qui, après un examen attentif des éléments de preuve réunis, apporte toute orientation pénale appropriée", se contente de détailler le parquet auprès de France Télévisions.

Même si la majorité de ces personnes sont relâchées sans poursuites, "le classement sans suite intervient seulement après des heures passées en garde à vue", interpelle Nelly Bertrand. "La personne en garde à vue est écartée et privée de sa liberté de manifester pendant plusieurs heures. On est très inquiet pour la liberté dans un Etat de droit", poursuit la magistrate. Dans un communiqué, son syndicat appelle l'exécutif "à être dans le strict respect de la séparation des pouvoirs et à laisser l'autorité judiciaire exercer son office de protection de la liberté individuelle, sans ingérence ni instrumentalisation".

De fait, Nelly Bertrand, comme d'autres professionnels de la justice interrogés par franceinfo, s'inquiètent d'un air de déjà-vu avec le mouvement des "gilets jaunes" : "Interdire des manifestations et réprimer des rassemblements spontanés, cela fait beaucoup penser à l'escalade de la violence 2018 et 2019."

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