Enquête Portugal : un paradis fiscal pour les fortunes françaises et pour de nombreux particuliers

Florent Pagny, Isabelle Adjani... Depuis une dizaine d’années, le Portugal attire de nombreux Français grâce à des mesures fiscales très avantageuses. Contrairement au Luxembourg ou aux Pays-Bas, il cible les particuliers plutôt que les grands groupes, et ça fonctionne.
Article rédigé par Cellule investigation de Radio France - Marjolaine Koch
Radio France
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Temps de lecture : 11min
Lisbonne, Portugal, le 28 avril 2022. De nombreux Français se sont installés dans le pays pour bénéficier de mesures fiscales avantageuses. (MARTIN BERTRAND / HANS LUCAS)

Une "sorte de miracle économique", c’est en ces termes qu’il y a quelques semaines, l’économiste américain Paul Krugman, lauréat du prix Nobel en 2008, évoquait le Portugal. En dix ans, le pays a réussi un tour de force.

Il est passé du statut de pays moribond à l’une des économies européennes les plus florissantes, avec un taux de croissance de 6,8% en 2022 et de 2,2% en 2023, alors que la moyenne européenne était d’environ 0,6%. Derrière ce "miracle", une hausse de l’attractivité due à une panoplie de statuts fiscaux destinés à conquérir les particuliers.

"Utiliser le levier de l’impôt sur le revenu des particuliers"

Certaines personnalités ne s’y sont pas trompées : Florent Pagny, Isabelle Adjani, Philippe Starck ou encore les héritiers de Claude François ont élu domicile au Portugal pour bénéficier d’une exonération d’impôts sur leurs royalties.

Dans leur sillage, de nombreux artistes ou startupeurs ont fait de même. Mais c’est aussi le cas de retraités et d’actifs décrits comme étant à "haute valeur ajoutée". Tous bénéficient de statuts spécifiques permettant de réduire considérablement leur ardoise fiscale. "L’idée, plutôt que de se faire concurrence comme le font certains autres pays, avec de faibles taux d’imposition sur les sociétés, c’était d’utiliser le levier de l’impôt sur le revenu des particuliers, explique la chercheuse Rita de la Feria, spécialiste du droit fiscal à l’université de Leeds au Royaume-Uni. Cela a créé un effet boule de neige. Lorsque les gens sont venus vivre au Portugal, ils ont réalisé à quel point la vie était agréable, et cela a agi comme un déclencheur pour que toute une série d’acteurs s’intéressent au Portugal."

À l’origine du développement de cette panoplie d’exonérations fiscales, la crise de 2008 qui laisse le pays à terre. La consommation s’arrête, les emprunteurs ne parviennent plus à rembourser les banques, le chômage atteint un taux record de 16% en 2013. Mais surtout, "en 2010, les banques portugaises se sont retrouvées avec un stock de six milliards d’euros de biens immobiliers", explique Carlos Vinhas Pereira, président de la Chambre de commerce franco-portugaise. Il fallait donc trouver un moyen d’écouler ce stock. Le pays, pris en main par la "Troïka" (le Fonds monétaire international, la Commission européenne et la Banque centrale européenne), met alors en place 130 mesures drastiques pour relancer l’économie. Et en parallèle, le gouvernement socialiste choisit d’attirer les capitaux étrangers en ciblant les particuliers, dans l’espoir d’écouler entre autres cet énorme stock de biens immobiliers.

RNH pour les Européens et "Golden Visa" pour les autres

Les premiers à répondre à l’appel seront les retraités. Et pour cause : un statut de résident non habituel (RNH) permet à tous les anciens salariés européens du privé d’être totalement exonérés d’impôts durant 10 ans, à condition de vivre au moins la moitié de l’année dans le pays. Une aubaine qui se double d’un coût de la vie moins élevée au Portugal qu’en France. Résultat : une première vague de Français débarque à partir de 2013.

Ils sont rapidement suivis par une autre catégorie d’expatriés : les actifs dont la profession est aussi éligible au statut RNH. Il s’agit de professions intellectuelles supérieures, d’artistes, de chercheurs, médecins, ingénieurs… Ils bénéficient d’un taux d’imposition sur le revenu plafonné à 20% durant dix ans. À cela, s’ajoutent des exonérations totales pour les artistes sur leurs royalties comme pour les entrepreneurs payés en dividendes. Jean-Luc Paulhe, à la tête de la société Envie de Lisbonne destinée à aider les Français dans leur installation au Portugal, a pu constater l’effet de ces mesures : "J’ai eu parmi mes clients de nombreux trentenaires, des entrepreneurs qui venaient de revendre leur société, ce qui leur offrait une rémunération en dividendes sur plusieurs années. On a eu beaucoup de familles avec ce profil."

Parmi les personnalités qui ont choisi le Portugal au titre de RNH : l’actrice Isabelle Adjani et le musicien Florent Pagny. (FRANCK CASTEL/MAXPPP et JULIEN DE ROSA / AFP)

Un statut différent est proposé aux particuliers non européens souhaitant investir au Portugal. Jusqu’à il y a peu, un "Golden Visa" leur offrait un titre de séjour pour cinq ans renouvelables, à condition d’investir dans un bien immobilier d’une valeur d’au moins 250 000 euros ou de créer une entreprise dans le pays. Il suffisait de séjourner au Portugal sept jours par an pour bénéficier de ce statut. Devant le succès de l’opération, qui a rapporté 5,5 milliards d’euros à l’État portugais durant les huit premières années, le coût de l’investissement a finalement été rehaussé à 500 000 euros. Des Brésiliens, des Asiatiques et des Nord-Américains ont été les principaux bénéficiaires de ce programme, finalement suspendu depuis 2023.

Une richesse soustraite à celles des pays d'origine

En une décennie, le Portugal a ainsi attiré une nouvelle population. On estime que le nombre de résidents français est passé d’environ 15 000 en 2010, à plus de 80 000 actuellement. La dernière vague d’arrivants a fait suite à la crise sanitaire. Le développement massif du télétravail dans certaines professions a conduit certains foyers à déménager, y compris au Portugal.

Le phénomène commence à alerter des chercheurs qui se sont penchés sur l’impact de ces départs sur le budget d’un État. À l’Université de Leeds, Rita de la Feria a été surprise par les résultats de l’étude qu’elle a conduite avec sa collègue Giorgia Maffini.

"Comme les personnes qui émigrent sont celles qui ont les plus hauts revenus, leur départ affecte les ressources de leur pays d’origine. Avec des conséquences importantes, même s’il y a un faible nombre de départs, car ces personnes font partie de celles qui rapportent le plus en termes d’impôts."

Rita de la Feria, chercheuse à l'niversité de Leeds

à franceinfo

"Pour le Royaume-Uni par exemple, nous avons calculé qu’il suffirait de 140 000 départs pour que le pays perde des milliards d’euros", détaille encore la chercheuse. Un calcul qui serait aussi valable pour les autres pays européens. Selon la chercheuse, ce "dumping" fiscal des particuliers pourrait avoir des conséquences aussi ravageuses pour les finances publiques que celui pratiqué dans d’autres pays européens, comme le Luxembourg ou les Pays-Bas, pour l’impôt sur les sociétés. Or cette politique fiscale agressive est mise en place au Portugal, mais aussi dans d’autres pays comme la Grèce, la Croatie ou l’Espagne.

Après les particuliers, les entreprises ont suivi, notamment celles du CAC40 

En attirant les particuliers, le Portugal a cependant gagné son pari. Non seulement les particuliers sont arrivés en nombre, mais les entreprises ont suivi, et pas des moindres : 38 des 40 entreprises du CAC40 sont désormais implantées dans le pays. C’est notamment le cas de BNP Paribas, qui est passée d’un millier de salariés avant 2010 à 9 000 aujourd’hui.

Les conditions fiscales portugaises sont relativement similaires à celles de la France pour une société, mais le pays présente un autre atout : de faibles rémunérations. "Le salaire minimum s’élève à un peu moins de 900 euros bruts par mois, avec des cotisations moins élevées qu’en France", relève Laurent Marionnet, de la Chambre de commerce luso-française à Lisbonne. Le Portugal fournit donc une main-d’œuvre éduquée, souvent trilingue français-anglais, et le tout, à bas coût. De quoi séduire les grands groupes. "C'est ce que nous appelons le 'near-shoring', soupire un délégué syndical de BNP Paribas, autrement dit, une délocalisation de proximité. La majorité des salariés du Portugal ne travaillent pas pour le marché domestique mais bien pour la région Europe. En contrepartie, nous voyons certains métiers disparaître ou s’amenuiser dans des pays comme la France ou l’Allemagne."

Après des années de reprise économique fulgurante, les salariés portugais sont confrontés à un nouveau problème. L’arrivée de classes aisées a fait doubler le prix de l’immobilier dans les régions de Lisbonne, de Porto et de l’Algarve. Avec les salaires pratiqués actuellement, il devient donc impossible de se loger, ce dont est consciente la BNP Paribas, selon une note interne que la cellule investigation de Radio France s’est procurée.

"La plupart des employés perçoivent mensuellement entre 800 et 1 200 euros net. Actuellement, avec ce salaire, il est seulement possible de louer une chambre à Lisbonne."

Une note interne de BNP Paribas

consultée par la cellule investigation de Radio France

"Et même à l’extérieur de la capitale, lit-on aussi dans cette note, le loyer pour un logement modeste coûte environ 800 euros." Cette situation pousse les salariés à réclamer de meilleurs salaires, et conduit des grandes entreprises à embaucher des jeunes sortis d’école, qui généralement ne restent au maximum que trois années avant de chercher un poste mieux rémunéré.

Un retour en arrière suspendu aux résultats des prochaines élections

Mais la situation est en train d’évoluer. Alors que le Portugal affichait un taux d’endettement par rapport au PIB de plus de 130%, il devrait passer sous la barre des 100% en 2024. La réussite économique étant là, le pouvoir est en train de lever le pied sur sa fiscalité avantageuse. Le "Golden Visa" n'existe plus. Le statut de résident non habituel (RNH) a pris fin pour les retraités. Quant aux actifs "à haute valeur ajoutée", la liste de ses prétendants est désormais réduite aux seuls enseignants et chercheurs. Un nouveau statut permettra d’être imposé seulement sur la moitié de ses revenus dans la limite de 250 000 euros par an en cas d’installation ou de retour au Portugal.

Ces mesures, en cours de préparation, devront cependant attendre l'issue de la crise politique que traverse actuellement le pays pour être adoptées. Après l’implication de ministres dans des affaires de favoritisme, le gouvernement a en effet démissionné. Le prochain sera élu en mars 2024. Ce n’est qu'alors qu'on saura si le pays change vraiment d’orientation en matière de fiscalité.


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