Soixante-dix ans après l'appel de l'abbé Pierre, "il reste encore énormément de travail à accomplir" pour aider les sans-abri, juge le président d'Emmaüs France
"Mes amis, au secours... Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à 3 heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol [à Paris], serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l'avait expulsée..." La voix qui prononce ces mots sur les ondes de Radio Luxembourg, le 1er février 1954, est encore inconnue des auditeurs. L'abbé Pierre lance son célèbre appel à l'aide aux Français, pour venir à la rescousse des plus démunis, contraints de dormir dehors par un hiver glacial. Dans cette France d'après-guerre, en pleine reconstruction, sept millions de personnes sont mal logées.
Soixante-dix ans après, les températures hivernales ne sont plus aussi rigoureuses. Mais 4,2 millions de personnes souffrent toujours de mal-logement, dont 330 000 sans domicile, relève la Fondation Abbé-Pierre dans son rapport annuel, publié jeudi 1er février. A cette occasion, franceinfo s'est entretenu avec Antoine Sueur, le président d'Emmaüs France, le mouvement cofondé par l'abbé Pierre.
Franceinfo : L'appel lancé par l'abbé Pierre le 1er février 1954 est-il toujours d'actualité, 70 ans plus tard ?
Antoine Sueur : Aujourd'hui, il y a certes plus de droits d'accueil des personnes sans-abri et les lois ont un peu évolué – même si c'est de façon très insuffisante – mais des gens couchent toujours dehors et en meurent. Parmi eux, il y a des enfants qui, par centaines, n'ont pas de toit. Ce n'est pas normal ! Une société riche comme la nôtre, qui n'a pas été capable de faire en sorte que cela n'arrive plus, a beaucoup de choses à se reprocher. Il reste encore énormément de travail à accomplir pour mobiliser à la fois les pouvoirs publics et l'ensemble des citoyens.
En 2017, Emmanuel Macron s'était engagé à ne plus laisser un seul SDF dormir dehors. Où en est-on de cette promesse ?
Jacques Chirac, Lionel Jospin... Je ne compte plus les personnalités politiques qui ont formulé ce genre de promesses. Ça a toujours été des effets d'annonce, mais il n'a jamais été possible de les tenir. D'abord, parce que la réalité des gens qui sont à la rue est beaucoup plus complexe et évolutive qu'il n'y paraît. Aujourd'hui, une grande proportion des personnes à la rue viennent de l'immigration, le tout dans des villes qui attirent beaucoup de monde.
"Il y aura toujours des personnes à la rue."
Antoine Sueur, président d'Emmaüs France
Après ce constat, le problème à résoudre est de savoir quels moyens donne-t-on à ces personnes ? Que met-on en place pour que cela n'arrive pas ? Nous, associations de solidarité, nous aimerions que tout soit mis en œuvre pour accueillir au mieux les sans-abri. En 1954 par exemple, des stations de métro, plus ou moins désaffectées, avaient été ouvertes pour les prendre en charge en urgence.
Au-delà de l'urgence, il faut initier un vrai travail de fond sur le logement. Or ce n'est pas le cas et, chaque année, ce travail prend du retard. C'est ça le drame d'aujourd'hui : des gens se retrouvent à la rue parce que toute la chaîne du logement qui précède est empêchée par le logement touristique, les prix du bâtiment, la baisse de construction de logements sociaux... Ce que décrit très bien la Fondation Abbé-Pierre dans son rapport.
Que faudrait-il faire selon vous ?
Depuis le début de la guerre en Ukraine, avec l'arrivée massive de familles ukrainiennes dans le pays, la France a tout à fait été capable d'organiser l'accueil de centaines de personnes, de créer des centres, d'ouvrir des structures et de faire appel à la solidarité des habitants. Pourquoi ce qui a été possible avec les Ukrainiens ne serait pas possible avec les autres ?
Plus largement, il faudrait travailler à la fois sur le logement, en commençant par réalimenter toute la chaîne de la construction de logements sociaux, et sur l'accompagnement des sans domicile, une fois relogés. Mais ce travail d'accompagnement n'est possible qu'avec les associations de terrain, car il est difficilement réalisable par l'administration seule. C'est dans cet effort commun, entre les décisions d'Etat et l'action des organisations de terrain, qu'il faut agir.
Pensez-vous que la promesse de zéro SDF dans les rues puisse être tenue un jour ?
A vrai dire, non. En revanche, la promesse qui peut être tenue, c'est de trouver des solutions pour les personnes qui se retrouvent à la rue, au moins pour parer à l'urgence. Il n'y a aucune raison que des gens meurent dehors actuellement, dans une France qui est reconstruite. Nous ne sommes plus dans la situation de 1954, avec encore les effets de l'après-guerre, où il y avait effectivement beaucoup de logements en mauvais état, voire détruits.
Selon le rapport annuel de la Fondation Abbé-Pierre, 330 000 personnes sont sans domicile en 2024, contre 143 000 en 2012. Comment expliquer cette augmentation ?
Les inégalités se creusent, c'est une réalité. Et le logement est de plus en plus cher. Quand on voit que pour accéder à un logement social en région parisienne, il faut des années d'attente, est-ce que c'est acceptable ? Non. Et cela s'explique tout simplement par manque de places, parce qu'on restreint la construction.
Cela s'explique aussi parce que de nouvelles personnes arrivent sur le marché, comme les migrants, mais pas uniquement. Certaines se retrouvent dehors parce qu'elles ont du mal à avoir accès au logement, notamment à cause de la fracture numérique, qui concerne beaucoup de gens. D'autres ont du mal à maîtriser la langue française. Enfin, certaines sont complètement désocialisées depuis très longtemps et sont enfermées, comme engluées dans ce mode de vie, avec une grande difficulté à en sortir. C'est l'addition de tous ces facteurs qui fait qu'actuellement des gens sont sans domicile.
Le gouvernement a annoncé début janvier des crédits supplémentaires de 120 millions d'euros pour l'hébergement d'urgence. Cela correspond à peu près à 10 000 places supplémentaires au niveau national. Est-ce suffisant ?
Non. Il suffit de voir les chiffres pour s'en rendre compte. Des gens appellent le 115 tous les jours sans trouver de place. A partir d'une certaine heure, il est impossible de trouver un hébergement, même pour une nuit, alors que c'est à la portée du pays, si nos décideurs le voulaient.
Le sénateur communiste de Paris Ian Brossat a déposé une proposition de loi pour donner la possibilité aux maires de réquisitionner les logements vacants. Serait-ce efficace ?
Ce serait une solution, car on compte plus de trois millions de logements vacants en France, soit des millions de mètres carrés disponibles très vite.
"Je ne peux que soutenir cette proposition, mais ces réquisitions existent déjà dans la loi ! Et elles ne sont que très peu appliquées."
Antoine Sueur, président d'Emmaüs France
A commencer par les locaux d'Etat et des locaux publics, ou encore des locaux de grandes sociétés, de banques, de sociétés d'assurance et quelques entreprises industrielles qui pourraient être réquisitionnés.
Toutefois, se pose quand même une question, car certains locaux libres se trouvent dans des endroits très reculés, ce qui poserait des problèmes de mobilité et de transport. Il faut vraiment produire des logements, là où les gens en ont besoin, dans les zones urbaines et périurbaines.
A l'approche des Jeux olympiques, de nombreux SDF sont évacués de Paris vers des centres situés en régions. Certaines associations parlent de "nettoyage social". Qu'en pensez-vous ?
Toutes les fois où on a procédé à ce genre de politiques, avec des ramassages collectifs de personnes vivant dans la rue en les envoyant à l'autre bout de la France, elles revenaient dans les huit ou quinze jours qui suivaient. Bien sûr, on pourra toujours réitérer l'opération à chaque fois, mais c'est une perte de temps. Un travail en partenariat avec les organisations de solidarité serait beaucoup plus efficace.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.