"Pandora Papers" : le Premier ministre tchèque au cœur d’un montage offshore sophistiqué sur la Côte d’Azur
Avec l’aide d’un avocat français, le Premier ministre tchèque Andrej Babis a mis en place plusieurs sociétés offshores afin d’acquérir un ensemble immobilier de luxe à Mougins (Alpes-Maritimes). La complexité et des flux financiers en cause pose question.
C’est un montage qui peut laisser songeur un non-initié. Pourquoi l’actuel Premier ministre tchèque Andrej Babis, par ailleurs homme d’affaires et milliardaire, utiliserait trois sociétés dont une à Monaco et une autre aux Iles Vierges britanniques afin d’acheter des biens immobiliers sur la commune de Mougins, dans le département des Alpes-Maritimes ?
Les "Pandora Papers", cette fuite massive de données provenant de 14 cabinets offshore, obtenue par le Consortium International des Journalistes d’Investigation (ICIJ) et partagée avec ses partenaires, dont la Cellule investigation de Radio France, révèlent les dessous d’une étrange opération rendue possible grâce à des intermédiaires français.
En cause dans cette affaire : le Château Bigaud et la Casa Bigaud situés à Mougins sur un terrain de trois hectares. Le somptueux château est composé de quatre chambres, dont une de maître avec deux dressings et deux salles de bains. Au sous-sol, se trouvent une salle de billard, une salle de cinéma, une salle de fitness avec douche, un vestiaire, un sauna et une cave à vin. Comme toutes les belles propriétés de la région, l’occupant bénéficie d’une piscine. En 2009, le château est terminé, tandis que la Casa est presque achevée.
Un montage financier opaque
L'ensemble immobilier est acheté le 25 septembre 2009. Prix de vente : 14 millions d’euros. Un prix "payé comptant par l’acquéreur à l’instant même" peut-on lire dans l’acte de vente. Comptant, mais dans quelles conditions ? Selon les documents issus des "Pandora Papers" auxquels nous avons eu accès, la société monégasque SCP Bigaud n’a qu’un mois d’existence au moment de l’opération. Elle a reçu sur son compte bancaire quelques jours auparavant la somme de 15 millions d’euros provenant de Blakey Finance LTD, une société basée aux Iles Vierges britanniques. Et ce virement a lui-même pu être possible grâce à un accord de prêt passé entre Blakey Finance et Boyne Holdings LLC, une société basée à Washington, qui détient la SCP Bigaud. Washington, les Iles Vierges britanniques, Monaco, pour une propriété à Mougins… La complexité du montage laisse perplexe. D’autant plus qu'on découvre que derrière chacune de ces trois sociétés, on retrouve une seule et même personne : Andrej Babis.
Pourquoi donc le Premier ministre tchèque avait-il besoin de créer trois sociétés dans plusieurs juridictions connues pour leur opacité, et non une seule pour acheter sa résidence en France ? Ce montage peut être utilisé afin de masquer l’origine de l’argent, et essayer de lui donner en bout de course une apparence légale. "Au niveau fiscal c’est complétement radioactif parce que tout ça va remonter, glisse un expert de l’immobilier en découvrant la structure du montage. Il faudra que le propriétaire se justifie." Sollicité par l’ICIJ au nom des médias partenaires du projet, Andrej Babis n’a pas répondu à nos questions.
Le rôle d’un avocat français
Toute cette opération immobilière a pu être menée à bien grâce au travail d’un avocat français. En 2009, Frédéric Barth est inscrit au barreau de Grasse. C’est lui qui s’occupera de tout mettre en place pour le compte d’Andrej Babis. Son cabinet a pour interlocuteur le cabinet d’avocats panaméen ALCOGAL (Alemán, Cordero, Galindo & Lee), spécialisé dans la création de sociétés dans les principaux paradis fiscaux. Au-delà de la demande de création de sociétés offshore, l’avocat français s’est occupé avec son équipe du suivi, des échanges de mails, des commandes de documents, de la mise en place du prêt de 15 millions d’euros entre sociétés. Les documents, rédigés en France, ont ensuite dû être signés par le gérant prête-nom, puis envoyés par courrier.
Parmi les clients du cabinet de Frédéric Barth figurent une demi-dizaine d’autres particuliers français dont les noms apparaissent comme bénéficiaires de sociétés aux Iles Vierges britanniques. Jusqu'en 2011 au moins, l'avocat apparait d’ailleurs lui-même directement comme bénéficiaire économique d’une société domiciliée aux Iles Vierges britanniques : Oaxwood Limited.
Depuis 2019, l’avocat a cependant quitté la robe pour prendre la direction d’une agence immobilière de luxe sur la Croisette, à Cannes. Il a refusé de répondre à nos questions, expliquant qu’il était "indéfiniment" tenu au secret professionnel, et rappelant qu’il encourait une sanction pénale en cas de violation de ce secret. On ne sait pas s’il s’occupe toujours des affaires immobilières françaises du Premier ministre tchèque.
Le Premier ministre tchèque dans le collimateur de la justice européenne
On sait néanmoins qu’en juillet 2016, le cabinet d’avocats ALCOGAL, a listé Andrej Babis comme “PEP” (Personnalité exposée politiquement). Il s’inquiète alors d’une enquête ouverte par l’Office européen de lutte anti-fraude sur des soupçons de détournements de subventions européennes. Le Premier ministre tchèque est accusé d’avoir artificiellement sorti une entreprise de son conglomérat Agrofert (agroalimentaire, chimie, médias) afin d'obtenir des fonds européens réservés aux petites et moyennes entreprises. ALCOGAL prévient l’Agence d’investigation financière et décide de démissionner de ses fonctions d’agent enregistreur de la société. L’affaire est aujourd’hui entre les mains de la justice. Après un premier abandon des charges en 2019, le procureur général a rouvert le dossier et la police recommande l’inculpation du Premier ministre.
Ce dernier est également concerné par une autre affaire, qui porte sur des soupçons de conflits d’intérêts. Depuis qu’il a été nommé Premier ministre, Andrej Babis a officiellement quitté ses fonctions d’homme d’affaires et a transféré son conglomérat à deux fonds fiduciaires. Mais un audit de la Commission européenne indique qu’il exerce toujours "une influence décisive" sur la structure. L’affaire a été confiée au tout nouveau parquet européen.
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