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Enquête Camembert, roquefort, beurre… Comment Lactalis brouille les étiquettes de ses produits laitiers

Article rédigé par Robin Prudent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
L'étiquetage des produits laitiers est au centre de plusieurs bras de fer entre Lactalis et les autorités. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Le géant agroalimentaire français, numéro un mondial du fromage, multiplie les manœuvres en coulisses et les recours juridiques pour rendre plus opaque l'étiquetage de ses marchandises, aux dépens de l'information du consommateur.

La légère brise sur votre peau ne trompe pas. Vous êtes au rayon frais de votre supermarché. Face à vous, une plaquette de beurre Président "gastronomique" vous fait de l'œil. Sur l'emballage, des lauriers dorés entourent les blasons de la Normandie, de la Bretagne et du Maine. Un petit drapeau bleu, blanc, rouge a également été imprimé au-dessus de la mention "entreprise familiale française". Pourtant, ce beurre ne provient pas forcément de nos belles campagnes hexagonales. Il suffit de retourner la barquette pour s'en rendre compte. On peut y lire : "Crème origine UE".

Cette mention opaque, on la doit à un certain Lactalis. Vous savez, "l'entreprise familiale" vantée sur la barquette de beurre, c'est elle. Si son nom ne vous dit peut-être rien, vous connaissez forcément certaines de ses marques : les bouteilles de lait Lactel, les fromages Société, Galbani, Salakis, Bridel ou encore Lou Pérac... L'entreprise, créée par le fromager André Besnier dans les années 1930 à Laval (Mayenne), est devenue, en quelques décennies, le numéro un mondial des produits laitiers, avec 266 usines dans plus de 50 pays. "C'est à la fois une société crainte et respectée dans le secteur", résume Véronique Richez-Lerouge, présidente de L'association Fromages de terroirs.

"Ils ont une culture de la bagarre"

Il faut dire que Lactalis est aujourd'hui un acteur incontournable du secteur des produits laitiers. Des milliers d'éleveurs lui vendent leur production tous les jours, sur l'ensemble du territoire. A son compteur : des dizaines de marques nationales et pas moins de 22 AOP françaises, les stars du fromage de qualité. Mais ce mastodonte est également réputé pour ses méthodes commerciales musclées et ses manœuvres discrètes"Ils ont une culture de la bagarre", résume une observatrice du secteur. Et leur lobbying intense réussit parfois à renverser des réglementations contraignantes.

C'est là que nous retrouvons nos plaquettes de beurre Président. Si le consommateur ne connaît pas le pays d'origine du lait utilisé, c'est parce que Lactalis s'est démenée pour le faire disparaître. En 2016, la France traverse une grave crise agricole. Face à la pression, le gouvernement de l'époque décide de mettre en place une expérimentation : l'indication obligatoire du pays d'origine du lait dans les produits transformés. Une manière de protéger les producteurs français face à leurs voisins... mais également une contrainte supplémentaire pour le géant international Lactalis.

Victoire devant le Conseil d'Etat

Le groupe français part donc en guerre contre cette réglementation en déposant un recours devant le Conseil d'Etat. Et quelques années plus tard, bingo ! Le 11 mars 2021, la plus haute juridiction de l'ordre administratif français juge qu'il est illégal d'imposer l'étiquetage géographique du lait. L'annonce fait l'effet d'une bombe dans le secteur laitier. "J'ai été estomaqué de cette décision", se rappelle Aude Gaillard, éleveuse dans une petite ferme familiale d'Ille-et-Vilaine.

"Si on prend une mozzarella Galbani, elle peut être faite avec du lait d'Europe de l'Est, puis reconditionnée en Italie avec un beau drapeau italien. Tout le monde croit que c'est un fromage italien... alors que c'est un fromage d'Europe de l'Est !"

Ghislain de Viron, 1er vice-président de la FNPL

à franceinfo

Avec ce recours, le groupe Lactalis réussit à faire l'unanimité... contre lui. Les principaux syndicats agricoles se rebiffent. "Nous pensions que l'affichage de l'origine du lait était une bonne chose pour le consommateur", commente Ghislain de Viron, premier vice-président de la Fédération nationale des producteurs de lait. Même le ministre de l'Agriculture monte au créneau. "Objectivement, les bras m'en tombent", lance Julien Denormandie, à l'Assemblée nationale, le 30 mars 2021.

"Protéger le marché français" ?

Alors, qu'est-ce qui a poussé Lactalis à lutter contre cette règle de transparence ? Nous les avons contactés à ce sujet... et leur réponse peut surprendre. "Notre démarche, c'est de protéger le marché des producteurs laitiers français", assure Christophe Piednoël, directeur général de la communication du groupe. Selon lui, "cette réglementation avait déséquilibré le marché d'import-export du lait" aux dépens de la production française. Il affirme ainsi que, dans certains pays comme l'Espagne ou l'Italie où Lactalis commercialise ses produits, le lait marqué "origine France" avait moins la cote que le lait national de la zone en question.

Les spécialistes du secteur y voient plutôt un autre intérêt pour Lactalis. "Évidemment, ça l'intéresse de pouvoir faire venir du lait d'ailleurs sans s'embêter à changer les emballages", explique l'économiste Bruno Parmentier. Et pas seulement. "Pour l'ensemble de l'industrie agroalimentaire, c'est très intéressant de garder cette opacité. Elle n'a pas à indiquer les origines d'ingrédients qui pourraient être en contradiction avec les images de pur marketing qu'elle veut donner à ses produits", renchérit Olivier Andrault, chargé de mission alimentation à l'UFC-Que Choisir.

La guerre du camembert est déclarée

Cette confusion sur les étiquettes se retrouve également sur une autre star du rayon frais qui est au cœur d'une guerre entre Lactalis et les autorités françaises : le camembert Président. Ce vénérable fromage industriel a été créé en 1968 pour remplir les frigos des Français. Son étiquette est facilement reconnaissable, et pour cause, elle n'a pas changé depuis de nombreuses années. Sauf que les règles, elles, ont évolué.

Au début des années 1980, le camembert de Normandie devient une appellation d'origine contrôlée, avec un cahier des charges strict imposant l'utilisation de lait cru. "Comme le mot 'camembert' est un mot générique, la protection de l'appellation repose sur le mot 'Normandie'", explique Patrice Chassard, président du Comité des appellations laitières à l'Institut national de l'origine et de la qualité (Inao). Mais les industriels du secteur, dont Lactalis et son camembert pasteurisé, continuent de revendiquer leurs racines normandes sur l'étiquette. "C'était la confusion totale pour les consommateurs", complète le spécialiste.

"C'est le terroir qui gagne"

Après de longues années de débats autour d'un possible élargissement de l'AOP camembert de Normandie aux fromages pasteurisés, le projet est finalement abandonné au début de l'année 2020. Un peu échaudé par ce revirement, l'Inao décide de réagir pour faire véritablement disparaître la mention "Fabriqué en Normandie" des camemberts industriels. 

"Il fallait sortir de la confusion pour le consommateur et éviter la disparition de ceux qui travaillent au lait cru, dans les règles de l'AOP."

Patrice Chassard, président du Comité des appellations laitières à l'Inao

à franceinfo

Le 9 juillet 2020, le couperet tombe. "La mise en exergue de la mention 'Fabriqué en Normandie', n'est pas possible sur un fromage ne répondant pas au cahier des charges de l'AOP", écrit noir sur blanc la répression des fraudes dans un avis aux opérateurs.

Branle-bas le combat chez les géants de l'agroalimentaire. Le Syndicat normand des fabricants de camembert, dont Lactalis est un membre influent, demande au Conseil d'Etat de suspendre l'application de cet avis, prévue le 1er janvier 2021. La juridiction rejette le recours le 24 décembre 2020. Une semaine plus tard, toutes les mentions "Fabriqué en Normandie" devront bien disparaître des camemberts industriels. Une petite victoire pour les défenseurs de l'AOP. "Le fait qu'ils aient perdu le mot 'Normandie', pour nous, c'est le terroir qui gagne", se félicite David Aubrée, directeur général de la fromagerie Réo.

"Nous ne trompons pas le consommateur"

Neuf mois plus tard, lors d'une visite dans un supermarché, nos yeux se posent sur le rayon fromage. Le camembert Cœur de Lion se revendique désormais "au bon lait normand", Le Rustique vante la fromagerie de Pacé, dans l'Orne. Chez Lactalis, Lepetit a opté pour "Fabriqué dans la Manche" et Lanquetot pour "Fabriqué dans le pays d'Auge". Et là, surprise ! Les boîtes de camembert Président, la star de Lactalis, arborent toujours fièrement la mention "Fabriqué en Normandie" sur l'étiquette.

Après cette découverte, nous contactons Lactalis au sujet de cette mention pourtant interdite pour les camemberts au lait pasteurisé depuis plusieurs mois. "C'est une défense de la filière laitière normande ! assume Christophe Piednoël, directeur général de la communication du groupe. Nous, nous considérons que nous ne trompons pas le consommateur. C'est la raison pour laquelle nous maintenons notre position."

Bras de fer avec l'administration

Lactalis a en réalité engagé un bras de fer avec l'administration sur ce sujet, avec le camembert Président comme fer de lance. "Ils ne voudront pas se rendre comme ça, décrypte une observatrice du secteur. C'est un calcul financier : est-ce que le gain sera plus important que la sanction ?" Et ces sanctions semblent toujours se faire attendre. Contactée par franceinfo à plusieurs reprises, la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) a refusé de nous donner le détail de ses contrôles. De son côté, Lactalis reconnaît simplement des visites de sites et des demandes de copies d'étiquettes de la part de la DGCCRF. Pas de quoi effrayer le géant du secteur.

"On ne peut pas faire confiance à une société qui pratique ce genre d'abus. Sans arrêt, ils mettent le pied dans la porte et personne n'ose rien faire."

Véronique Richez-Lerouge, présidente de L'association Fromages de terroirs

à franceinfo

Le conflit devrait se régler, encore une fois, devant le Conseil d'Etat. En effet, la juridiction n'a pas encore jugé sur le fond le recours du Syndicat normand des fabricants de camembert concernant l'utilisation de la mention "Fabriqué en Normandie". Le jugement est attendu dans les mois qui viennent. "Bien évidemment, nous respecterons la décision de justice", promet le représentant de Lactalis.

Bleu de brebis ou roquefort ?

Les boîtes de camembert ne sont pas les seules à alimenter les controverses. Il y a quelques mois, la plus vieille appellation fromagère française a vu débarquer un fromage bleu de brebis vendu dans une barquette verte sous la marque Société... Cela ne vous rappelle rien ? Oui, du roquefort, mais (encore une fois) sans les contraintes de l'AOP. "Il y a une appropriation d'un patrimoine avec la marque Société qui est très associée au roquefort", fustige Alexandre Vialettes, producteur de lait de brebis affilié à la Confédération paysanne.

Face à cette étiquette qui pouvait s'avérer trompeuse pour le consommateur, les autorités ont décidé de réagir. "L'Inao a demandé à ce que le packaging soit modifié pour qu'il n'y ait pas de confusion", rappelle Patrice Chassard, président du Comité des appellations laitières de l'institut. "Nous avons fait cet effort. Et nous avons lancé ce nouveau produit fin juin", confirme Christophe Piednoël, directeur général de la communication de Lactalis.

Malgré ces ajustements, la stratégie de Lactalis agace. "Leur méthode, c'est toujours de faire une copie. Ils la mettent un peu moins chère et quelque temps après, ils disent 'l'AOP ne fonctionne pas' pour essayer de modifier le cahier des charges", assure Véronique Richez-Lerouge, présidente de l'association Fromages de terroirs. Cette dernière ne décolère pas. Entre les plaquettes de beurre à l'origine floue, les camemberts "fabriqués en Normandie" hors AOP et les bleus de brebis aux allures de roquefort, elle s'interroge : "Comment voulez-vous qu'on croie ces gens-là alors qu'ils font tout pour rendre le lait plus opaque ?"

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