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"Pendant des mois, j'ai vécu en apnée" : derrière les accidents du travail mortels, le long combat judiciaire des familles endeuillées

En 2019, près de 800 personnes sont mortes en France des suites d'un accident du travail. Une journée mondiale leur est consacrée vendredi.
Article rédigé par Florence Morel
France Télévisions
Publié
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Après le décès de leur proche au travail, les familles de défunts débutent un parcours du combattant. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

L'air est chaud, en cette journée d'avril, sous l'olivier de la place de la mairie où Nathalie Bardel prend patiemment la pose. Si elle se plie à un exercice qu'elle affectionne peu, c'est pour son fils, Hugo, mort à l'âge de 22 ans à la suite d'un accident du travail. "J'accepte tout pour lui", souffle cette adjointe à la mairie de La Motte (Var).

C'est sous cet arbre, l'essence préférée d'Hugo, que ses amis ont organisé une dernière cérémonie en sa mémoire. Peut-être là, aussi, qu'ils se retrouveront, vendredi 28 avril, Journée internationale de commémoration des travailleuses et des travailleurs morts ou blessés au travail.

Nathalie Bardel à La Motte (Var), le 18 avril 2023. (FLORENCE MOREL / FRANCEINFO)

Le mort du jeune Varois n'est pas un cas isolé. En 2019, 790 personnes sont mortes des suites d'un accident du travail, selon les chiffres du ministère publiés en 2022. La France est ainsi l'un des pays de l'Union européenne qui dénombrent de plus d'accidents mortels, selon Eurostat (en anglais). Interrogé à ce sujet, le ministère du Travail assure prendre la mesure du problème et renvoie à des annonces faites "en fin de semaine". Le Medef dit pour sa part travailler "en ce moment" à une convention sur la thématique.

Un "tsunami" et le début d'un combat

Le 8 novembre 2018, Hugo Bardel, apprenti bûcheron, est mort écrasé par un arbre sur un chantier forestier situé à Valbelle (Alpes-de-Haute-Provence), à deux heures de route de chez ses parents. Seul un ouvrier, payé à la tâche, était présent avec lui. C'est lui qui a abattu l'arbre tombé sur l'apprenti, selon le rapport d'audience consulté par franceinfo. Son maître de stage, le patron de l'entreprise qui l'employait, était absent le jour du drame. 

Depuis, la famille Bardel évoque un "tsunami". Nathalie raconte les idées noires de son mari et les nombreuses démarches administratives à affronter. Elle les a toutes consignées dans un carnet. Son "deuxième cerveau" depuis l'AVC dont elle a été victime en octobre 2020 et qui fait flancher sa mémoire.

Nathalie Bardel dans sa maison à La Motte (Var), le 18 avril 2023. (FLORENCE MOREL / FRANCEINFO)

Débute alors une longue et lourde bataille judiciaire. Deux enquêtes sont ouvertes. L'une par la gendarmerie ; l'autre par l'inspection du travail. Selon le Code de la Sécurité sociale, "est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant à quelque titre que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d'entreprise". "La particularité avec ces accidents mortels, c'est la multiplicité des procédures", explique Juliette Pappo, avocate spécialisée en droit pénal, du travail et de la Sécurité sociale. "Les familles sont totalement perdues, car elles sont sous le choc de la douleur. Sauf que c'est à ce moment-là qu'il faut s'assurer du bon déroulement des enquêtes de la police ou de la gendarmerie et de l'inspection du travail."

Pour les parties civiles, l'enjeu est de taille. Il faut chercher à savoir si l'employeur a bien manqué à son obligation d'assurer la sécurité de son employé. Si c'est le cas, il encourt des amendes et des peines de prison. En revanche, si l'enquête conclut à une faute commise par le salarié, elle est classée sans suite. La personne n'est alors pas reconnue en tant que victime et ses proches ne peuvent pas prétendre à des indemnités.

La crainte d'un non-lieu

Depuis novembre 2018, Nathalie Bardel a vécu "en apnée, dans l'angoisse constante que l'enquête de gendarmerie aboutisse à un non-lieu et qu'il n'y ait pas de procès". Une crainte justifiée. Selon "Complément d'enquête" et le magazine Santé et Travail, 34% des procédures initiées par l'inspection du travail en Seine-Saint-Denis entre 2014 et 2020 ont été classées sans suite, même si des manquements de la part de l'employeur avaient été identifiés. Un chiffre "bas", de l'aveu du parquet de Bobigny, cité par Santé et Travail (abonnés), qui invite néanmoins à la prudence : "L'inspection du travail (...) n'a pas toujours connaissance des suites données à ces signalements".

Pour tenir, Nathalie Bardel a appelé sans relâche le gendarme en charge de l'enquête. Elle a aussi contacté tous les anciens employeurs d'Hugo, afin qu'ils témoignent du sérieux du jeune homme. "Au fur et à mesure des interrogatoires, j'avais l'impression qu'il n'était plus la victime et que nous étions les accusés", se souvient-elle, écœurée. Contacté via son avocat, l'employeur n'a pas souhaité répondre à nos questions.

Quinze mois plus tard, pendant le procès, Nathalie Bardel a mobilisé tout son courage pour défendre son fils. "Quand j'ai entendu la salle débattre, se demander pourquoi Hugo se trouvait là où l'arbre est tombé, j'étais sous le choc. C'était comme s'il était devenu coupable." A la barre, l'inspecteur du travail a pourtant relevé plusieurs fautes de l'employeur, selon l'inspecteur cité dans le compte rendu, comme l'absence de formation à la sécurité et de périmètre sécurisé autour de l'arbre abattu.

Finalement, la justice a condamné, en mars 2020, le gérant de la société à 10 000 euros d'amende pour homicide involontaire par imprudence, ainsi qu'à deux ans d'interdiction de reprendre un nouvel apprenti et à payer 84 500 euros d'indemnités à la famille du défunt. Des peines "insuffisantes" selon les proches d'Hugo. Toutefois, Nathalie Bardel, son mari et son fils n'ont pas fait appel, las d'un combat qu'ils pensaient perdu d'avance. "J'ai eu peur que les délais soient très longs, justifie-t-elle. En plus, j'ai vu que les peines étaient très souvent revues à la baisse en deuxième instance."

A chaque nouvelle procédure, la famille replonge

A plus de 800 kilomètres de là, à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), c'est précisément ce que redoute la famille de Jérémy Wasson, mort à 21 ans après une chute de neuf mètres, en mai 2020, alors qu'il était en stage sur un chantier à Pantin (Seine-Saint-Denis) destiné à la construction d'un poste de contrôle du RER-E.

Jugées pour les mêmes chefs d'accusation que le gérant et la société qui employait Hugo, l'entreprise SAS Urbaine de Travaux et l'ingénieure en chef du chantier ont été condamnées plus lourdement. Elles ont écopé respectivement d'une amende de 240 000 euros et de deux ans de prison avec sursis, pour homicide involontaire par violation manifestement délibérée d'une obligation de sécurité, pour avoir employé Jérémy sans l'avoir formé à la sécurité et avoir failli dans les mesures de protection contre les chutes de personnes. "C'est la plus grosse condamnation que j'aie obtenue", souligne Juliette Pappo, l'avocate qui a conseillé la famille Wasson.

Frédéric Wasson, dont le fils est mort en 2020 sur un chantier, le 14 avril 2023 à son domicile de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine). (FLORENCE MOREL / FRANCEINFO)

Mais la société et l'ingénieure ont fait appel. Pour la famille Wasson, il faut donc repartir de zéro. Puis après l'appel, "viendra la Cour de cassation", prédit Frédéric Wasson. L'ex-consultant, aujourd'hui à la retraite, estime que sa famille et lui en ont pour dix ans de procédures. "On en est déjà à presque trois ans d'attente, calcule-t-il. Pendant ce temps, j'ai passé mon temps à appeler et à écrire, au moins une fois par mois. Je n'ai rien lâché, je ne voulais pas que notre dossier arrive en bas d'une pile."

"A chaque fois que vous faites un pas en avant, il y a un contrecoup. Et à chaque fois, il faut s'en remettre, rouvrir le dossier, avec les souvenirs les plus douloureux qui remontent."

Frédéric Wasson, père de Jérémy, mort sur un chantier en 2020

à franceinfo

Le 4 avril 2023, une audience civile a eu lieu à Bobigny. La SAS Urbaine de travaux a demandé aux juges d'attendre la décision de la cour d'appel de Paris pour statuer, un moyen "de gagner du temps", tance Frédéric Wasson. Mais le père de famille s'y est refusé : "J'ai imposé qu'on s'y rende pour montrer que nous étions là, pour montrer notre implication aux yeux des juges." Une décision est attendue le 16 mai.

Une bataille collective

"Trois ans après, je commence à peine à comprendre certains rouages", admet Valérie Wasson, la mère de Jérémy. "Pour les accidents de la route, il existe un guide officiel", mis à disposition des familles de victimes par le gouvernement pour les aider dans leurs démarches. Or, il n'existe rien de tel pour les morts d'accidents du travail. "Parfois, on se demande si on doit continuer, confie son mari. Car on sait tous les dégâts que cela peut causer." 

C'est justement pour éviter des procédures à rallonge et complexes que plusieurs familles endeuillées bâtissent un collectif depuis novembre 2022. "Mon fils est mort le 28 février 2022, il n'avait que 23 ans. Il était couvreur et a fait une chute mortelle", se souvient Caroline Dilly, cofondatrice de l'association Stop à la mort au travail, reçue par le ministère du Travail début mars. L'ambition de ce collectif de familles : se soutenir dans ce parcours du combattant. "C'est le pot de fer contre le pot de terre, raconte Fabienne Bérard, autre cofondatrice. Quand votre proche meurt, la bataille juridique commence contre une entreprise qui a les moyens de se payer des avocats spécialisés, qui a des informations et des codes que nous n'avons pas. On se dit qu'on est invisibles et battus d'avance."

"L'objectif est aussi d'aider les familles, qui ne sont pas toujours bien aiguillées, pour qu'elles ne reproduisent pas les mêmes erreurs", souligne Caroline Dilly, qui regrette de ne pas avoir été mieux conseillée après le décès de son fils. Un an plus tard, l'enquête de l'inspection du travail est close, mais celle de la gendarmerie est toujours en cours. "Je m'en sors plutôt bien, relativise la secrétaire. Mais certaines familles n'ont toujours rien trois ou quatre ans plus tard." Sans compter les frais d'avocat.

L'association veut aussi faire en sorte que ces accidents soient considérés comme un problème de société et plus seulement comme des faits divers. "C'est un fait social", a dénoncé la sociologue Véronique Daubas-Letourneux, spécialiste de la santé au travail, lors d'une table ronde qui s'est tenue le 5 avril à l'Assemblée nationale. Après les ministères du Travail et de la Justice, puis l'Assemblée nationale, c'est devant le Parlement européen que les membres de l'association se présenteront mardi 2 mai. Un nouveau rendez-vous pour faire connaître le parcours du combattant des familles de défunts.

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