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ENQUETE FRANCETV. Infractions à la sécurité au travail : que deviennent les signalements faits à la justice ?

Dans le cadre d'un documentaire diffusé jeudi dans "Complément d'enquête", la revue spécialisée "Santé et travail" a analysé le devenir de ces procès-verbaux dans deux départements. Les syndicats d'inspecteurs du travail dénoncent de trop nombreux classements sans suite.
Article rédigé par France 2 - Laure Pollez
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
La justice face aux plaintes pour atteinte au droit du travail (photo d'illustration). (DAVID ADEMAS / OUEST FRANCE / MAXPPP)

Avec 645 morts recensés en 2021, la France se classe parmi les pires pays d'Europe en matière de sécurité au travail. Pour tenter de prévenir ces accidents, 1 800 inspectrices et inspecteurs du travail effectuent des contrôles chaque jour en France. L'un des outils à la disposition de ces agents du ministère du Travail est le procès-verbal, qu'ils peuvent dresser lorsqu'ils relèvent lors de leurs inspections des manquements graves de la part d'employeurs en matière de santé ou de sécurité des salariés.

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Ces procès-verbaux sont ensuite transmis au procureur de la République pour que celui-ci engage des poursuites. Mais pour de nombreux inspecteurs du travail, une fois entre les mains de la justice, ces actes ne seraient pas suffisamment suivis d'effets. Que deviennent vraiment ces procès-verbaux d'infraction dans les tribunaux ? Sont-ils suivis de sanctions pour les employeurs pris en faute ? A l'occasion d'un numéro intitulé "Quand le travail tue", diffusé jeudi 20 avril, "Complément d'enquête" s'est penché sur le sujet. Et répondre précisément à cette question n'est pas simple.

Le gouvernement ne transmet pas les chiffres officiels

Afin de mieux jauger l'efficacité des procédures engagées, le ministère du Travail avait créé en 2007 l'Observatoire des suites pénales (OSP), chargé de recenser l'ensemble des procès-verbaux transmis à la justice et d'en suivre le parcours. Mais les inspecteurs du travail contactés par "Complément d'enquête" estiment que ce recensement ne serait pas systématique. Ils dénoncent en tout cas un manque de transparence : d'après eux, ces chiffres seraient difficiles, voire impossibles à obtenir dans certains départements.

Nos équipes ont pu le constater par elles-mêmes : sollicité pour connaître les derniers chiffres de cet observatoire, et notamment la proportion de procès-verbaux donnant lieu à des poursuites pénales en France, le ministère du Travail n'a pas donné suite aux demandes de "Complément d'enquête".

En Seine-Saint-Denis, moins d'un PV sur trois donne lieu à des poursuites

Pour avoir un aperçu de la situation, la revue spécialisée Santé et Travail a étudié en partenariat avec l'émission deux échantillons de procès-verbaux dressés par des inspecteurs du travail dans les départements de Seine-Saint-Denis et en Seine-Maritime. Les chiffres sont éloquents : en Seine-Saint-Denis, entre 2014 et 2020, 150 procès-verbaux dressés pour des infractions à la santé ou à la sécurité ont été transmis à la justice. Selon les calculs des inspecteurs de la CGT Travail, 51 de ces PV ont déjà été classés sans suite, soit un taux de 34%.

Pour le reste, 43 de ces 150 PV (soit 28,7%) sont toujours catégorisés en "enquête en cours", et seuls 43 ont donné lieu à des poursuites à ce jour. "Ainsi, près des deux tiers des entreprises de Seine-Saint-Denis verbalisées pour un délit concernant la santé et la sécurité de leurs salariés ne subissent aucune conséquence", déplore le syndicat.

En Seine-Maritime, l'échantillon compte 162 procès-verbaux dressés entre 2017 et 2021. Parmi ces procédures, 34 ont déjà été classées sans suite, soit 20,9%. Un peu plus de 41% des PV sont encore en enquête et 16% ont fait l'objet de suites dont la nature est inconnue. Seuls 16,66% des PV ont donné lieu à des poursuites devant les tribunaux.

Les syndicats dénoncent un manque de "volonté politique"

Selon les inspecteurs du travail interrogés, ces taux élevés de classement sans suite entretiendraient un sentiment d'impunité chez les employeurs. Ces professionnels ne se sentent pas soutenus dans leur travail. "Le parquet ne considère pas le non-respect du Code du travail comme une atteinte à l'ordre public", déplore ainsi Simon Picou, responsable du syndicat CGT à l'inspection du travail de Seine-Saint-Denis. Gérard Le Corre, délégué syndical CGT à l'inspection du travail de Seine-Maritime, abonde.

On a des politiques très dures sur la délinquance routière, où le ministère demande des poursuites systématiques. Par contre, quand on est sur la délinquance en col blanc, et notamment sur la question des accidents du travail, on n'a pas de volonté politique de faire de cette question une priorité.

Gérard Le Corre, délégué syndical CGT à l'inspection du travail de Seine-Maritime

à "Complément d'enquête"

En 2010, une enquête de Santé et travail établissait déjà que près de la moitié des procès-verbaux n'avaient donné aucun résultat une fois arrivés au tribunal. D'après les chiffres de l'époque, près de 30% des procès-verbaux dressés n'avaient pas de suites connues, tandis que près de 19,3% des 93 PV analysés par la revue avaient été purement et simplement classés sans suite.

A la suite de cette enquête, l'Observatoire des suites pénales de la Direction générale du travail avait – pour une fois – publié des chiffres officiels. Selon ces données, les agents de contrôle du ministère avaient dressé 10 149 PV dans le domaine de la santé et de la sécurité entre 2004 et 2009. L'OSP n'avait pu retrouver la trace que de 36% d'entre eux. Et parmi cette faible proportion, un procès-verbal sur quatre avait été classé sans suite.

"Poursuivre systématiquement, c'est poursuivre mal"


Selon le rédacteur en chef de Santé et Travail François Desriaux, la situation ne s'est donc pas améliorée. "On fait des lois, des réglementations, mais on ne regarde pas comment on les applique. Et cela fait des années que c'est comme ça. Nous avions fait ce constat il y a 13 ans. Aujourd'hui, malheureusement, cela n'a pas changé", se désole-t-il.

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Le son de cloche est différent au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Antoine Haushalter et Alix Bukulin, tous deux substituts du procureur en charge des questions de sécurité et de santé au travail, rejettent tout manque de volonté politique sur ce sujet. Ils estiment que c'est plutôt le manque de moyens qui pèsent sur leur capacité à poursuivre les employeurs fautifs. Alors que les commissariats et les audiences sont surchargés, "poursuivre systématiquement, c'est poursuivre mal", expliquent-ils.

Les deux magistrats assurent cependant être "pro-actifs" pour imaginer d'autres canaux de réponse pénale, notamment en ce qui concerne les "petits délits". "Nous avons pris le parti d'envoyer certains dossiers devant un juge en ordonnance pénale. Nous avons aussi décidé de créer un stage en partenariat avec une association pour que ces petits délits, que nous avons du mal à envoyer à l'audience, puissent faire quand même l'objet d'une réponse pénale alternative", exposent les deux substituts du procureur. Ces stages, dont le paiement est "à la charge des chefs d'entreprise", entraînent statistiquement un classement sans suite, "alors qu'en réalité, il y a quand même une réponse", justifient les magistrats.

Le magazine "Complément d'enquête", intitulé "Quand le travail tue", est diffusé jeudi 20 avril à 23 heures sur France 2, sur franceinfo.fr et sur france.tv


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