Vrai ou faux Réforme des retraites : est-il légal de négocier le vote d'un député en échange de promesses pour sa circonscription ?

Si ce type de marchandage est proscrit par le Code pénal, le délit de corruption est en pratique très difficile à établir, estiment les constitutionnalistes interrogés par franceinfo.
Article rédigé par Quang Pham
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5 min
Un vote à main levée, à l'Assemblée nationale, le 16 janvier 2023. (GAUTHIER BEDRIGNANS / HANS LUCAS / AFP)

"Ils essaient de nous acheter." Selon les témoignages de plusieurs députés, le gouvernement a tenté de monnayer quelques votes à l'Assemblée en faveur de la réforme des retraites, avant de déclencher le 49.3 . "Un conseiller de [la Première ministre Elisabeth] Borne m'a appelé. Il m'a dit que si un sujet me tenait à cœur, il pouvait faire quelque chose si je m'abstenais… mais j'ai coupé court", a ainsi raconté un député Liot à un journaliste de LCI. "On nous promet des Ehpad en plus, des commissariats. C'est un vrai marchandage", confirme un député LR anonyme, contacté par France 2 le 14 mars.

Le député Les Républicains des Ardennes, Pierre Cordier, rapportait déjà sur BFMTV, le 8 mars, un échange avec un ministre. "Je dis sous forme d'un clin d'œil : 'Si vous voulez que je vote la réforme, vous me donnerez 35 millions d'euros pour les Ardennes, parce que sur mon territoire il y a de grosses difficultés.'" "Vous m'intéressez, monsieur le député", lui aurait-on répondu. Auprès du Parisien , une députée LR anonyme a, dans un premier temps, confié avoir reçu un appel de Bruno Le Maire en personne, pour l'inciter à voter le texte. Le ministre de l'Economie lui aurait promis d'être "attentif" à sa circonscription. La députée est ensuite revenue sur ses propos et a démenti avoir échangé au téléphone avec le locataire de Bercy. "J'ai reçu un appel samedi, mais je n'ai pas décroché", a-t-elle expliqué. Le ministre a lui aussi démenti, sur France 3 dans "Dimanche en politique" le 19 mars.

Avant la publication de ce démenti, l'article du Parisien a fait réagir Mathilde Panot, présidente du groupe La France insoumise à l'Assemblée. La cheffe de file des députées LFI a adressé un courrier à François Molins, procureur général près la Cour de cassation, le 16 mars, demandant que la Cour de justice de la République se saisisse de ces faits.

En théorie, des faits qualifiables de "corruption active"

A rebours de ces déclarations, la présidente du groupe Renaissance Aurore Bergé a déclaré,  le 19 mars sur France Inter, que "des députés LR" étaient venus "frapper à la porte de Matignon", pour proposer de voter la réforme en échange du financement à hauteur de "170 millions d'euros" d'un "contournement autoroutier". Des propos jugés "gravissimes" par Antoine Léaument, député LFI de l'Essonne, lequel s'est indigné le même jour sur Twitter d'une possible "corruption" d'élu.  Le marchandage des votes des députés est-il illicite, comme l'affirme La France insoumise ? Franceinfo a sollicité l'expertise de constitutionnalistes sur la question.

En principe, un gouvernement n'a pas le droit de "monnayer" le vote d'un parlementaire, confirme Benjamin Morel, maître de conférence en droit public à l'Université Paris 2 Panthéon-Assas. "Le suffrage d'un député est réputé libre et inconditionné", rappelle le constitutionnaliste. Par conséquent, "toute limitation de la liberté d'un vote d'un député ou modification de son orientation  correspond théoriquement à la définition de la corruption politique".

Dans son courrier à la Cour de Cassation, Mathilde Panot met ainsi en avant l'article 433-1 du Code pénal pour dénoncer de possibles faits de "corruption active". Selon cet article, peut effectivement être puni de " dix ans d'emprisonnement et d'une amende d'un million d'euros" un individu qui propose "des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques" à une personne "investie d'un mandat électif public" pour qu'elle "accomplisse ou s'abstienne d'accomplir" un acte lié à "sa fonction ou son mandat".

En pratique, des faits "compliqués à prouver"

De même, si un député sollicite "une personne dépositaire de l'autorité publique", comme un ministre, pour lui proposer une action de sa part en échange d'un avantage quelconque, il peut se rendre coupable du "délit de corruption", pointe Benjamin Morel. Comme le relève le député LFI Antoine Léaument, Aurore Bergé, si elle est au courant de tels faits, devrait saisir le procureur de la République. L'article 40 du Code de procédure pénale impose en effet à toute personne relevant d'une "autorité constituée" de signaler sans délai les crimes et délits dont elle aurait connaissance.

"En pratique", tempère Benjamin Morel, "les faits de corruption sont très compliqués à prouver". "Il est par exemple nécessaire également de démontrer que le vote soit totalement contraire à l'engagement politique du parlementaire sollicité, et qu'il n'aurait pas pu être effectué sans l'avantage procuré, explique Didier Maus, professeur émérite de droit constitutionnel. Cela n'arriverait que si un vote était considéré comme vraiment contre-nature. Par exemple, si un député écologiste touche des fonds et se met subitement à voter pour le nucléaire."

En réalité, "un secret de polichinelle"

Négocier le soutien d'un élu à un texte de loi est une pratique officieuse, ancienne, mais toujours en vigueur, notent les experts contactés par franceinfo. "C'est un secret de polichinelle : négocier des contreparties pour sa circonscription est une pratique largement répandue, observée également durant les législatures précédentes", assure Benjamin Morel.

Sous le gouvernement socialiste de Michel Rocard, à la fin des années 1980, des tractations avaient ainsi lieu. Pour obtenir la majorité qui lui faisait défaut à l'Assemblée, "le gouvernement accordait aux députés, en échange de leurs votes, des droits de tirages sur la réserve parlementaire", rappelle Didier Maus. Jusqu'à sa suppression en 2017, ce budget de l'Etat permettait aux élus de financer des associations et des collectivités. " Il n'y a jamais eu de poursuites contre cela", relève le constitutionnaliste. "Le financement de projets avec la fameuse réserve parlementaire nous a permis de glaner quelques voix au centre avec les députés d'outre-mer", illustrait en 2014 auprès de Marianne , Jacques Berthomeau, directeur du cabinet du ministre de l'Agriculture de 1988 à 1992.

Pour établir des faits de corruption, la ligne rouge est "l'enrichissement personnel", estime Didier Maus. Or la pratique du marchandage de vote, si elle peut être problématique, ne franchit pas ce pas. "L'argent obtenu dans ce genre de négociations ne va pas dans la poche du député, mais vient normalement financer des projets d'intérêt général pour la circonscription. Ce qui explique pourquoi ce genre de marchandage reste "plus ou moins accepté", conclut Benjamin Morel.

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