Féminicides : à quoi correspond le chiffre de 94 femmes tuées en 2023 annoncé par le ministre de la Justice ?

Eric Dupond-Moretti a avancé cette statistique, mardi, dans les colonnes du "Figaro". Les données consolidées du ministère de l'Intérieur seront publiées plus tard dans l'année.
Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
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A Béthune (Pas-de-Calais), après le meurtre d'une femme de 48 ans tuée de plusieurs coups de couteau dans sa maison par son ex-conjoint, le 10 mars 2023. (LUDOVIC MAILLARD / MAXPPP)

"C'est très loin d'être satisfaisant." Voilà comment le garde des Sceaux a commenté l'annonce du chiffre des féminicides pour l'année 2023. Un total de 94 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2023, a relayé dans Le Figaro Eric Dupond-Moretti, mardi 2 janvier, le quotidien faisant état d'une "baisse de 20%", après les 118 féminicides recensés l'année précédente. Il s'agit, en réalité, d'un bilan provisoire, a ensuite corrigé la Chancellerie auprès de franceinfo. Il faut donc comparer ce chiffre de 94 féminicides avec le précédent bilan provisoire de l'année 2022, qui s'établissait, selon nos informations, à 113. Soit une baisse un peu moindre, de l'ordre de 16%. 

"En attendant les chiffres officiels, monsieur Eric Dupond-Moretti se permet de supprimer quelques victimes", a réagi sur le réseau social X (ex-Twitter) le collectif Féminicides par compagnons ou ex, qui effectue son propre recensement. "A ce jour, nous avons recensé dans la presse 102 féminicides conjugaux en France en 2023", précise-t-il, affirmant que "plusieurs enquêtes pour mort suspecte sont toujours en cours"

Des remontées provisoires des parquets

Quant à l'association #NousToutes, qui répertorie pour sa part toutes les femmes tuées "en raison de leur genre", elle comptabilisait le 31 décembre 2023 "134 féminicides", dont "72%" dans un cadre "conjugal". Dans son décompte, effectué à partir d'articles de presse, l'association prend ainsi en compte des matricides (meurtre d'une mère par son enfant). 

Alors à quoi correspond ce chiffre de 94 avancé par le ministre de la Justice ? Selon nos informations, il s'agit des remontées des parquets concernant les meurtres de femmes par conjoint ou ex-conjoint, une circonstance aggravante qui porte la peine encourue de 30 ans de réclusion à la perpétuité. Même si ces données couvrent bien toute l'année 2023, de janvier à décembre, elles peuvent évoluer. "Il peut y avoir des requalifications pénales" dans des affaires qui ne sont pas encore considérées comme des féminicides dans un cadre conjugal (par exemple si une femme tuée par un homme a priori inconnu entretenait une relation suivie avec lui, ou si la mort d'une femme mariée n'est pas accidentelle) "mais le delta est minime", observe auprès de franceinfo une source judiciaire, faisant valoir que la "tendance est à la baisse"

Les chiffres consolidés publiés mi-2024 

Les chiffres consolidés seront publiés à l'été, voire en septembre, comme ce fut le cas en 2023. Ils émanent du ministère de l'Intérieur, qui met en ligne chaque année, depuis 2006, son rapport sur les morts violentes au sein du couple, issu des données de la délégation aux victimes des directions générales de la police nationale et de la gendarmerie nationale. Trois qualifications pénales sont retenues : le meurtre, l'assassinat et les violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Le terme "féminicide" ne figure pas dans le Code pénal français. En 2022, ce bilan faisait état de 118 femmes tuées dans ces circonstances, contre 122 en 2021, 102 en 2020 et 146 en 2019.

Le décrochage en 2020 s'inscrit dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Mais pour Isabelle Rome, ex-ministre déléguée chargée de l'Egalité femmes-hommes interrogée sur franceinfo mercredi, cette tendance à la baisse depuis 2019 et le Grenelle des violences conjugales est "un signe d'encouragement pour toutes ces politiques volontaristes qui ont été mises en œuvre sous l'impulsion du président de la République". Et de citer le Téléphone grave danger, passé de "300" à "4 000" aujourd'hui ou encore "la mise en place du bracelet antirapprochement".

Les "suicides forcés" non pris en compte

Pour les associations, les chiffres institutionnels, même consolidés, ignorent toutefois une partie de la réalité. Non seulement ils ne concernent que ce que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) nomme les "fémicides intimes" ("commis par un époux ou par un petit ami, actuel ou ancien"), sur les quatre catégories de "fémicides" retenues par l'OMS. Mais aussi parce que certains décès, comme les suicides forcés de femmes, ne sont pas comptabilisés dans le bilan des autorités. "Selon une estimation que nous avons faite lors du Grenelle des violences, il y a en moyenne 200 femmes qui se suicident chaque année en France à la suite des violences qu'elles ont subies", expliquait à franceinfo Yaël Mellul, ex-avocate et juriste spécialisée dans les violences conjugales. 

Quel que soit le périmètre défini, les mesures engagées mettent du temps à se traduire dans les chiffres, qui sont à considérer avec précaution. "Nous savons que lutter contre ce fléau prend du temps, a justifié Eric Dupond-Moretti dans Le Figaro, se référant à l'Espagne, considérée comme un modèle de la lutte contre les féminicides. Selon le ministre de la Justice, "ce que l'on doit conclure de l'expérience espagnole", c'est "qu'il a bien fallu six à sept ans d'un plan d'envergure avant de voir les chiffres baisser drastiquement".


Si vous êtes victime de violences conjugales ou si vous êtes inquiet pour une membre de votre entourage, il existe un service d'écoute anonyme, le 3919, joignable gratuitement 24h/24 et 7 jours sur 7. Il est aussi possible d'envoyer un signalement sur une messagerie instantanée . D'autres informations sont également disponibles sur le site Service-public.fr

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