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Reportage Violences conjugales : à la rencontre des "agents protecteurs" espagnols, qui veillent 24h/24 sur les victimes

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Eduardo Bonet, "agent protecteur" de la police de Valence (Espagne), avec Estefanía, victime de violences conjugales, le 17 novembre 2021.  (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

A Valence, troisième ville du pays, 1 105 femmes victimes de violences − ou menacées de l'être − sont placées sous la responsabilité de policiers référents, chargés de leur sécurité.

Jusqu'ici, Estefanía assure qu'elle n'avait eu que "quelques disputes verbales" avec son compagnon. "La cohabitation se passait bien", tient à préciser cette mère de famille de 35 ans. Mais la situation s'est brutalement envenimée mardi 16 novembre. "J'ai accompagné les enfants à l'école et quand je suis rentrée, on s'est disputés, il m'a frappée. Il m'a donné des coups de pieds dans le ventre, dans les côtes, dans les jambes, des coups à la tête et au visage", détaille-t-elle d’un ton rapide. Elle baisse son masque pour nous montrer. "D'habitude, il n'est pas comme ça. Là, il avait pris des drogues, de la cocaïne", avance-t-elle.

"Elle pense qu'elle contrôle la situation. C'est quelque chose que l'on voit très souvent chez les victimes de maltraitances : elles ont tendance à normaliser les comportements violents de leurs compagnons, surtout quand elles n'ont vécu que ça", décrypte Eduardo Bonet. Ce policier connaît par cœur l'histoire d'Estefanía, qu'il suit depuis 2014 au sein d'une unité du commissariat de Valence entièrement consacrée aux femmes victimes de violences conjugales, comme il en existe dans chaque région du pays.

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Depuis la loi dite "de protection intégrale", votée à l'unanimité en 2004, l'Espagne fait figure de modèle dans la lutte contre les violences faites aux femmes, dont la Journée mondiale se tient le jeudi 25 novembre. Le nombre de féminicides au sein du couple a été réduit de 25% grâce à un arsenal social, judiciaire et éducatif dont les "agents protecteurs" font partie. A Valence, ils sont 30, répartis dans les sept commissariats de cette ville de 800 000 habitants, troisième métropole la plus peuplée du pays après Madrid et Barcelone. "On attribue l'agent protecteur qui se situe le plus proche du domicile de la victime pour qu'elle n'ait pas à traverser toute la ville pour venir le voir", précise Eduardo Bonet. 

Estefanía, le 17 novembre 2021. Cette mère de famille de quatre enfants a subi les coups de son compagnons la veille.  (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Dans le commissariat d'Eduardo Bonet, pas d'uniformes, ni de véhicules banalisés, dans l'objectif de ne pas oppresser la victime avec un intimidant dispositif policier. Le petit commissariat dans lequel il officie est situé dans un quartier plutôt modeste de Valence et ressemble à un bâtiment comme un autre, planté au beau milieu d'une zone résidentielle parsemée de tours d'immeubles en briques rouges. "La plupart des victimes habitent à quelques minutes d'ici, on fait en sorte qu'elles se sentent à l'aise de passer quand elles veulent", explique le policier tout en pianotant sur son portable.

"Un suivi efficace et personnalisé"

L'agent de 47 ans est en lien permanent avec les victimes qu'il accompagne, qui peuvent l'appeler à toute heure de la journée, lui écrire par SMS ou sur WhatsApp. Il leur rend aussi régulièrement visite à leur domicile ou sur leur lieu de travail, si elles vivent avec leur agresseur, endossant presque parfois un rôle d'assistant social : "On les aide dans toutes leurs démarches administratives, on fait le lien entre elles et le juge, on les escorte au tribunal et on les ramène chez elles si elles n'ont pas de moyens pour se déplacer", détaille le policier.

Eduardo Bonet au commissariat de Valence (Espagne), le 17 novembre 2021.  (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Chaque agent est dédié au suivi permanent de 40 à 60 femmes ayant été violentées ou menacées de l'être. "Le fait de bien connaître les victimes permet d'assurer un suivi efficace et personnalisé. Elles ne nous racontent leur histoire qu'une seule fois, ce qui permet d'éviter un processus de 'revictimisation', qui leur ferait revivre leur traumatisme", commente Eduardo Bonet.

A Valence, les violences conjugales occupent la troisième place dans les motifs de garde à vue, après les infractions au Code de la route et les dommages à la personne. Au total, 1 105 femmes sont placées sous la responsabilité de ces policiers spécialisés qui ont enregistré "460 nouveaux cas" rien que l'année dernière. "Si l’un d’entre nous trouve que la situation est tendue pour l’une des victimes qu’il suit, il demande au personnel de nuit de veiller particulièrement sur elle pendant sa garde", glisse le policier.  

"On travaille 365 jours par an, 24 heures sur 24. Il n’y a pas un jour sans qu'un agent soit de veille."

Eduardo Bonet

à franceinfo

Pour évaluer le niveau de danger qu'encourent les victimes, les policiers s'appuient sur la plateforme informatique VioGén (pour "violence de genre") créée en 2007 au sein du ministère de l'Intérieur. "C'est un système qui prédit la possibilité que l'auteur de violences récidive", résume Eduardo. Il centralise toutes les informations utiles à la police : les formes de violence, leur récurrence, les antécédents de l'agresseur, l'environnement familial, économique et social du couple… Au total, une quarantaine d'indicateurs sont renseignés lors du dépôt de plainte de la victime. "On se base aussi sur les témoignages récoltés autour d’elle : ses proches, le médecin de famille, les services sociaux, car la victime peut avoir tendance à sous-estimer le danger que représente son agresseur", précise Eduardo Bonet.

Une fois ce questionnaire réalisé, VioGén établit un classement du risque encouru par la victime en cinq niveaux : "non-apprécié", "bas", "moyen", "élevé" ou "extrême". Des mesures de protection proportionnelles et personnalisées sont alors mises en place. Dès le niveau "bas", un numéro de contact des forces de l’ordre disponible 24 heures sur 24 est proposé à la victime et son agresseur est informé qu'elle dispose d'une protection policière. Si le niveau de risque "moyen" est attribué, une équipe va patrouiller deux fois par jour autour du domicile de la victime, trois fois si l'agresseur est placé en niveau "élevé". Les équipes s'organisent pour assurer les patrouilles à des horaires changeants. "L'objectif est de dissuader l'agresseur de récidiver et de s'en prendre à nouveau à la victime", explique Eduardo Bonet.

En cas de risque "extrême", une équipe de policiers surveille en permanence le domicile de la victime et l'accompagne dans tous les déplacements au cours desquels elle pourrait être de nouveau agressée. Les déplacements du conjoint violent sont également contrôlés de manière intensive. "Heureusement, ce sont des cas rares", souligne Eduardo Bonet dont les équipes gèrent principalement des niveaux de risque "moyen" et "élevé".

Une procédure juridique accélérée 

Pour éviter d'en arriver à des situations de danger imminent, la prévention est fondamentale. "La règle pour nous, c'est de commencer à être vigilants dès les premiers signes", insiste Eduardo Bonet. Car la situation de violence ne commence pas avec l'agression. "Un jour, c'est une menace. Le lendemain, une insulte. Le surlendemain, il la pousse. Le jour d'après, il l'étrangle. On doit agir dès la menace", insiste le fonctionnaire. La fameuse loi de protection intégrale, votée en 2004 à l’unanimité par les députés espagnols, prévoit que la victime n'a pas besoin de dénoncer son agresseur pour être protégée. "Si un policier entend parler de violences, il peut demander une ordonnance de protection, sans même attendre le dépôt de plainte", souligne Eduardo Bonet.

Ensuite, c'est à la justice de prendre le relais : les tribunaux spécialisés dans les violences de genre sont une des pierres angulaires du modèle espagnol. Ils sont 106 répartis sur tout le territoire, composés de juges uniquement chargés de mener l’instruction sur tous les délits et de protéger les victimes. Parmi les prérogatives dont ils disposent, ils peuvent notamment émettre des ordonnances de protection dans un délai maximum de 72 heures après avoir été saisis. Cette ordonnance s'accompagne de mesures pénales (comme l'expulsion de l’agresseur du domicile familial ou l'interdiction de s'approcher du lieu de travail de la victime) et/ou civiles (portant sur le régime de l’autorité parentale, les communications avec les enfants, les pensions alimentaires…) avec effet immédiat. 

Le nombre de plaintes annuelles pour violences conjugales est de 170 000 en Espagne, contre 123 000 en France (28% de moins alors que la France compte 30% d'habitants en plus), selon le rapport du centre Hubertine Auclert. Mais le pas reste encore difficile à franchir pour de nombreuses victimes. "Avant d'arriver à dénoncer un agresseur, il se passe en moyenne entre cinq et huit ans", relève Eduardo Bonet.

Pour le moment, Estefanía n'a ainsi pas souhaité déposer plainte contre son conjoint violent "pour des raisons de dépendance émotionnelle, sentimentale et surtout économique", analyse Eduardo, qui continuera à la suivre toujours étroitement pour réussir, peut-être, à lui permettre de sortir de la spirale des violences conjugales.


Si vous êtes victime de violences, ou si vous êtes inquiet pour une membre de votre entourage, il existe un service d'écoute anonyme, le 3919, joignable gratuitement 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. D'autres informations sont également disponibles sur le site du gouvernement, où il est également possible de déposer un signalement.

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