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Mégaprojet de TotalEnergies en Afrique : quatre questions sur le "devoir de vigilance" qui vaut au groupe d'être assigné en justice

Des ONG accusent le géant pétrolier de mener son chantier en Ouganda et en Tanzanie au mépris des droits humains et de l'environnement. La décision est attendue mardi 28 février.
Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Manifestation contre le projet de TotalEnergies en Tanzanie et en Ouganda, devant le siège du groupe le 24 mars 2022 à La Défense. (MAXPPP)

C'est une étape majeure dans la bataille juridique menée contre TotalEnergies. Un juge du tribunal de Paris doit se prononcer, mardi 28 février, sur son très controversé projet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie. Les Amis de la Terre, Survie et quatre ONG ougandaises ont assigné en justice l'entreprise pour dénoncer un chantier mené au mépris des droits humains et environnementaux. Elles reprochent au groupe industriel de ne pas respecter la loi sur le "devoir de vigilance", adoptée en 2017.

L'audience s'est tenue en décembre 2022 devant une salle bondée, composée de nombreux acteurs du monde associatif, de parlementaires et de journalistes. Elle a aussi attiré des députés à l'origine de la loi et d'autres qui œuvrent pour son introduction dans tous les pays membres de l'Union européenne.

Franceinfo vous explique cette procédure judiciaire inédite et complexe, dans cet article initialement publié en décembre 2022.

1 Que dit la loi ?

La loi sur le "devoir de vigilance" a été élaborée après un drame. Le 24 avril 2013, le Rana Plaza, un immeuble de plusieurs étages qui abritait des dizaines d'ateliers de confection au Bangladesh, s'effondre. Plus de 1  100 personnes succombent. Leur mort met en lumière les conditions de travail indignes dans lesquelles travaillent des millions de personnes au bout des chaînes de sous-traitance. En réaction, un collectif de syndicats et d'ONG françaises, dont Les Amis de la Terre, se mobilisent pour imposer aux multinationales de mieux contrôler ces chaînes.

A l'issue "d'un combat de longue haleine" et "d'un parcours législatif aux nombreux rebondissements", comme le résume l'association Les Amis de la Terre, la loi sur le "devoir de vigilance" est promulguée le 27 mars 2017. Cette législation oblige certaines multinationales à "prévenir les atteintes graves envers les droits humains, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement" chez leurs sous-traitants et fournisseurs étrangers. Cela doit se faire par l'intermédiaire d'un "plan de vigilance", qui doit notamment "comprendre une cartographie des risques" et "des procédures d'évaluation et de prévention des risques", a rappelé à l'audience le président du tribunal.

2 Pourquoi son application fait encore débat ?

"Une autre bataille" s'est ouverte, dès l'entrée en vigueur de la loi, prévenait, en 2017, Les Amis de la Terre. Il s'agit de " la faire appliquer, et obtenir des juges une interprétation la plus large possible". Deux ans plus tard, Le Monde constatait qu'elle faisait "peu à peu des émules" dans les pays membres de l'UE. Aujourd'hui, des travaux sur une directive européenne sont en cours, afin d'imposer le "devoir de vigilance" à la plupart des entreprises basées ou opérant en Europe. Manon Aubry, eurodéputée de La France insoumise, qui a assisté à l'audience, insiste sur le débat autour du renversement de la charge de la preuve, qu'elle cherche à obtenir pour la directive européenne.

"Est-ce que c'est aux victimes de prouver qu'il y a eu violation des droits humains et dommages de l'environnement ou est-ce que c'est à l'entreprise  ?" a fait valoir la députée européenne.  La question s'est invitée à l'audience du 7 décembre, avec un débat sur l'application de la loi et de ses mesures. Le président du tribunal a soulevé les difficultés liées à ce texte et posé de nombreuses questions, s'interrogeant sur la façon de "comprendre la logique du législateur" et sur l'interprétation de la loi, quand elle est "insuffisante", selon lui.

3 Qu'est-il reproché à Total ?

Bien qu'il s'agisse d'une procédure en référé, c'est-à-dire en urgence, contre le projet de TotalEnergies en Afrique, l'affaire remonte à 2019. A cette époque, les ONG assignent TotalEnergies devant le tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine) pour son plan de vigilance de 2018, "qui ne disait pas un mot des atteintes aux droits de l'homme", selon Louis Cofflard, l'avocat des Amis de la Terre. Depuis, la major pétrolière a revu sa copie. La procédure actuelle porte donc sur un nouveau plan de vigilance, élaboré en 2021. Mais pour Louis Cofflard, "ce qui était dénoncé en 2019 a été maintenu dans le temps". "Le plan de 2021 est une menace en raison de l'absence des mesures raisonnables de vigilance (...) dans la conduite des projets", a-t-il argué à l'audience, pointant "un continuum dans la carence".

"Aujourd'hui l'urgence demeure, au regard de la bombe climatique que représente un tel projet."

Louis Cofflard, avocat des Amis de la Terre

devant le tribunal judiciaire de Paris

Céline Gagey, avocate de l'association Survie, a renchéri en détaillant le "processus d'acquisition des terres". Quelque "118   000 expropriations partielles sont nécessaires pour ce projet", a-t-elle assuré. Mais selon l'avocate, les agriculteurs sont parfois privés de "travailleur leur terre" avant de recevoir une compensation, trop faible à ses yeux.

"Total ne respecte pas le premier principe fondamental qui est de verser une juste compensation."

Cécile Gagey, avocate de l'association Survie

devant le tribunal judiciaire de Paris

Et de demander "au juge des référés d'enjoindre Total de prendre des mesures de vigilance effective". Concrètement, l'avocate réclame à l'entreprise d'envoyer "de l'aide alimentaire" et de verser "des compensations aux personnes privées du droit d'utilisation de leurs terres, qui sont encore 28  000". "Très concrètement, on voit qu'il y a des violations, qu'elles se multiplient sur le terrain et que Total ne fait rien malgré les alertes", poursuit à ses côtés, sur le parvis du tribunal judiciaire de Paris, Juliette Renaud, des Amis de la Terre. Cette dernière ajoute que l'ONG " demande à titre conservatoire que le juge ordonne la suspension des travaux". Car dans une procédure en référé, il ne peut pas aller au-delà. Il faut passer par une autre procédure pour faire cesser le projet.

4 Comment se défend l'entreprise ?

A l'audience, l'avocat de TotalEnergies, Antonin Lévy, a assuré au président du tribunal qu'il aurait "pu passer cinq heures à démonter point par point ce que les représentants de la société civile ont apporté devant vous" et qu'il estime être "des contre-vérités". Mais il a préféré se concentrer sur "l'irrecevabilité" de la demande des ONG, notamment parce que l'assignation visait le plan de vigilance de 2018. "Ce plan était défaillant, mais trois ans plus tard, il a évolué", a assuré l'avocat avant d'en détailler les modifications apportées.

"La vision proposée est ce qu'on peut appeler maximaliste", a dénoncé Antonin Lévy. "Ce n'est pas parce que la loi est courte que son périmètre est illimité, ce n'est pas pour laisser la possibilité à la société civile d'en dessiner les contours", a-t-il plaidé. Selon lui, la question des indemnisations ne relève pas de la loi sur le "devoir de vigilance". L'avocat n'a pas souhaité s'exprimer à la sortie de l'audience. Pour la multinationale, le combat va continuer dans les tribunaux  : elle affronte l'ONG dans d'autres contentieux.

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