"On arrive à se parler" : entre la gauche et la majorité, de très discrètes tractations sur le projet de loi immigration
"Mais, qu'est-ce qui vous dit que l'on ne discute pas avec la gauche ?" Attablée au Bourbon, ce restaurant près de l'Assemblée nationale prisé des députés, cette élue de la majorité n'en dira pas davantage. Pourtant, c'est bien dans le sous-sol de cette brasserie du 7e arrondissement de Paris que des parlementaires de la Nupes et du camp présidentiel se réunissent pour discuter, à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes, du projet de loi sur l'immigration.
Après moult péripéties, Gérald Darmanin a annoncé le 23 juin au Figaro que le gouvernement ne présenterait pas de nouveau texte, comme cela avait été un temps avancé. La discussion parlementaire au Sénat puis à l'Assemblée devrait donc se poursuivre à l'automne sur la base du projet de loi existant. Pendant ce temps, les négociations entre Les Républicains et le gouvernement se poursuivent, sous l'égide du ministre de l'Intérieur. Sans succès pour le moment.
La gauche, elle, est jusqu'à présent restée discrète sur ce sujet. "La droite et le gouvernement avaient un même intérêt, celui de détourner le sujet des retraites, justifie Cyrielle Chatelain, la patronne des députés écologistes. On s'exprimera sur le projet de loi immigration quand il sera temps de le faire." Mais en coulisses, des discussions ont bel et bien lieu.
Plusieurs parlementaires de la Nupes ont en effet accepté de discuter avec des représentants de la majorité. Trois réunions se sont tenues depuis février. Avec, côté Nupes : Boris Vallaud (PS), Hervé Saulignac (PS), Julien Bayou (EELV), Fabien Roussel (PCF), Andy Kerbrat (LFI) et François Ruffin (LFI). Et de l'autre côté de la table : Sacha Houlié (Renaissance), Ludovic Mendès (Renaissance), Stella Dupont (apparentée Renaissance) et Maud Gatel (MoDem). Plusieurs sénateurs socialistes et écologistes ont également pris part à ces échanges.
"On ne s'égare pas dans les postures"
Mais ces entrevues n'auraient jamais pu voir le jour sans le concours de deux personnalités de la société civile qui ont eu l'idée de réunir ces élus de bords différents : Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de la solidarité et ancien directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), et Marilyne Poulain, ancienne référente de la CGT sur le sujet des travailleurs migrants. "La gauche doit aussi avoir son rôle à jouer dans cette construction législative", estime-t-elle, inquiète que les discussions se tiennent seulement avec LR. "L'origine de ces discussions, c'était : 'Est-ce qu'une majorité de parlementaires peut faire œuvre utile sur ces questions à l'occasion de la discussion qui s'ouvre ?'", explique Pascal Brice.
"On s'est dit que la question était suffisamment grave et sensible pour que les partis sortent de leurs tranchées."
Pascal Brice, ex-directeur de l'Ofpraà franceinfo
"Ça ne se serait pas produit s'ils n'avaient pas été là", reconnaît le socialiste Hervé Saulignac. Au départ "un peu dubitatif", le député ardéchois salue "une vraie souplesse dans la discussion". "Il y a une conscience de la gravité de la situation et on ne s'égare pas dans les postures", ajoute-t-il. "On arrive à se parler", abonde l'insoumis Andy Kerbrat, qui s'interroge : "Le problème de la majorité, c'est de se positionner politiquement : veulent-ils être avec LR ou veulent-ils aussi trouver des majorités avec la gauche ?" Du côté des députés de la majorité, on assume le fait de "tendre la main à la gauche dans ce tour de table informel", dixit un participant.
L'entourage de Gérald Darmanin, contacté par franceinfo, se refuse à commenter ces pourparlers, tout en expliquant que "les négociations sont en cours". "On doit être méchants avec les méchants et gentils avec les gentils", avait lâché le ministre de l'Intérieur en novembre dans une formule censée résumer la philosophie du projet de loi. Le texte prévoit notamment une carte de séjour temporaire pour les métiers en tension, mais aussi la facilitation des expulsions des étrangers délinquants. Sans surprise, le volet "fermeté" du gouvernement est rejeté par la gauche. "Il faut changer d'approche. La question, c'est l'organisation de l'accueil, plaide l'écologiste Julien Bayou. On doit assumer un discours humaniste."
"Il faut que ça bouge"
Dans la majorité, on a bien conscience que certaines positions seront impossibles à concilier. "Nos collègues de gauche ont plus de mal sur le retour de l'autorité et le volet sur les expulsions", lâche un élu. De fait, les parlementaires de la Nupes ne voteront pas le texte du gouvernement et refusent, comme chez LR, le "en même temps" de la majorité. "Ça ne marche pas et on n'a pas l'intention de le faire marcher", glisse Hervé Saulignac. "On ne deale pas avec Darmanin et on ne sera pas de ceux qui permettront au gouvernement de faire passer une loi dégueulasse", tranche un autre élu de la Nupes. "Il faut qu'on les pousse à choisir, le 'en même temps' est trop facile", juge Cyrielle Chatelain. Beaucoup anticipent, par ailleurs, que le gouvernement n'ira pas au bout de sa réforme.
"Mon pronostic, c'est qu'à la fin, il n'y aura rien du tout sur la table du gouvernement."
Un parlementaire de la Nupesà franceinfo
Il reste "un terrain d'entente", estime toutefois une élue de la majorité à propos des régularisations par le travail. Andy Kerbrat opine du chef. "Il y a une nécessité de travailler sur la question des régularisations. C'est sur ce sujet que l'on essaye d'avoir une discussion avec la majorité." Concrètement, si les négociations devaient aboutir, cela pourrait donner lieu au dépôt d'un texte spécifique cosigné par des parlementaires de la gauche et de la majorité. "Tous ceux qui étaient autour de la table sont prêts à réfléchir au principe d'une proposition de loi commune", confirme un participant. "La France insoumise ne signera pas une proposition de loi commune avec la majorité", avertit toutefois Andy Kerbrat. "C'est à la majorité de proposer un texte sur la régularisation par le travail."
Certains à gauche restent prudents quant au positionnement du camp présidentiel, car les macronistes présents autour de la table sont des tenants de l'aile gauche. "Ceux qui viennent négocier ne sont pas des représentants de la majorité", tranche d'ailleurs un parlementaire de la Nupes qui ne participe pas aux discussions. "Sacha Houlié [président de la commission des lois] a une position institutionnelle mais il n'a pas de troupes." Les élus de la Nupes assurent également n'avoir aucun contact avec Olivier Dussopt, le ministre du Travail, en charge lui aussi du projet de loi avec Gérald Darmanin, notamment sur la question des métiers en tension. Contacté, son cabinet n'a pas souhaité réagir.
"La balle est dans le camp d'une partie de la majorité qui doit faire des propositions sur lesquelles on peut se rassembler", assure le socialiste Hervé Saulignac. Du côté des deux entremetteurs issus de la société civile, on assure qu'on jugera sur les résultats. "Tout est ouvert, ils discutent sur le fond et la forme, c'est à eux d'en décider", assure Pascal Brice. "Il faut que ça bouge", rebondit un élu de la majorité. "On va tout faire pour y parvenir, ajoute-t-il. Dégainer le 49.3 sur ce sujet serait une connerie."
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