Carte scolaire, ségrégation résidentielle, attrait du privé… Pourquoi la mixité sociale à l'école reste un vœu pieux
Les élèves français ne se mélangent pas, ou trop peu. Ce constat, dressé depuis plusieurs années, a récemment été corroboré par les statistiques officielles avec la publication en octobre par le ministère de l'Education nationale des indices de position sociale (IPS) des écoles et collèges, puis des lycées en janvier.
Cet indicateur, qui fait la moyenne de l'IPS de leurs élèves, établit le niveau ou profil social d'un établissement. Concrètement, plus la valeur est faible, et plus l'école, le collège ou le lycée accueille des élèves défavorisés. A l'inverse, les plus fortes valeurs désignent les établissements qui concentrent le plus de familles favorisées. A l'échelle de l'élève, cet outil statistique élaboré par l'Education nationale en 2016 détermine sa position sociale, en prenant en compte la profession de ses parents, mais également leurs revenus, leurs diplômes et d'autres données culturelles. Les résultats sont sans appel : ils confirment l'existence d'un entre-soi, aussi bien dans les milieux les plus aisés que défavorisés. Alors que le ministre Pap Ndiaye doit présenter à la fin du mois un plan sur la mixité sociale, franceinfo vous explique pourquoi les gouvernements successifs butent sur cette question.
Parce qu'il existe de nombreuses disparités territoriales
Tous les établissements scolaires n'ont pas les mêmes compositions sociales, et cela peut s'observer à plusieurs échelles. "Il existe un fossé assez important entre les établissements de la métropole et ceux des territoires d'outre-mer", illustre Sylvain Genevois, maître de conférences en géographie et qualifié en sciences de l'éducation à l'université de la Réunion. Si l'IPS moyen des collèges se situe autour de 103 au niveau national, il descend ainsi à 51,3 dans un établissement de Maripasoula, en Guyane. A l'inverse, ce chiffre atteint 157,6 dans un collège public de Buc, dans les Yvelines. Au même titre, à Paris, "l'écart est considérable entre l'Ouest parisien, qui est plus cossu, et l'Est, ou encore la Seine-Saint-Denis", précise l'enseignant-chercheur.
Autre disparité notable : le clivage entre les établissements situés en ville et ceux situés dans des zones rurales, ou éloignés des grandes métropoles. "Les cadres se concentrent dans les grandes villes, donc leurs enfants aussi", détaille Marie Duru-Bellat, sociologue spécialiste des questions d'éducation. Selon elle, on a longtemps oublié que les enfants qui vivent loin des zones urbaines étaient aussi "souvent très éloignés de certaines ressources culturelles".
Au sein des grandes métropoles, les disparités sont d'autant plus fortes entre le centre-ville et les banlieues, ajoute Sylvain Genevois. Cela s'explique par les "processus de ségrégation urbaine liés à l'emploi et à l'habitat" qui y existent, détaille-t-il. En d'autres termes, les établissements scolaires les plus favorisés se trouvent là où les familles les plus aisées résident.
Parce que la carte scolaire a des effets pervers...
Ce phénomène est renforcé par la carte scolaire, qui permet depuis 1963 de répartir les élèves dans les établissements en découpant le territoire en plusieurs secteurs. Comme le résume Julien Grenet, professeur associé à l'école d'économie de Paris, dans le système actuel, "une adresse correspond à une école ou un collège" : les élèves sont directement affectés à l'école ou au collège rattaché au secteur de leur domicile. Le problème, c'est que "d'un quartier à l'autre, la sociologie d'un territoire peut varier énormément", explique le chercheur. Une telle répartition reproduit donc inévitablement les inégalités des territoires et "sépare les populations" plutôt que de les mélanger. "Il existe des secteurs scolaires qui n'incluent que des barres HLM", illustre ce spécialiste de l'économie de l'éducation.
"La carte scolaire est un très mauvais outil pour faire de la mixité sociale, car elle se calque sur la ségrégation résidentielle qui existe en France."
Julien Grenet, professeur à l'école d'économie de Parisà franceinfo
A titre d'exemple, dans le 18e arrondissement de Paris, le collège Georges Clemenceau concentre "plus de 50% d'élèves défavorisés", tandis que quelques centaines de mètres plus loin, "de l'autre côté du Boulevard Barbès", le collège Roland Dorgelès compte "moins de 10% d'élèves défavorisés", détaille Julien Grenet. Selon les données du ministère, le premier collège dispose d'un IPS de 75,6, contre 109,8 pour le collège voisin – une différence de près de 35 points.
Une telle répartition "ne crée pas un contexte favorable à la progression des élèves", pointe Marie Duru-Bellat. Et pour cause : selon la sociologue, l'entre-soi a toujours été un frein à la réussite scolaire. Dans une note publiée en juillet 2022, le ministère reconnaît d'ailleurs que "la concentration de difficultés sociales dans un établissement est préjudiciable à la réussite des élèves qui y sont scolarisés, même s'ils bénéficient en général de moyens d'enseignement supplémentaires qui permettent d'atténuer les effets de la ségrégation". Selon une étude Pisa menée en 2019 (document PDF), la France est le pays de l'OCDE où l'origine sociale a le plus fort impact sur les résultats scolaires.
>> VIDEO. Les écoles oubliées de l'éducation prioritaire
Un constat que les gouvernements successifs ont tenté de gommer, notamment à travers la mise en place de la politique d'éducation prioritaire, qui alloue des moyens supplémentaires aux établissements les plus défavorisés, classés REP ou REP+. Mais là encore, la carte scolaire a débouché ces dernières années sur un autre dysfonctionnement de taille : l'existence d'"écoles orphelines" oubliées par ce dispositif d'éducation prioritaire. Concrètement, il s'agit d'établissements du primaire dont l'IPS est inférieur à 78 et qui, du fait de leur rattachement à un collège de secteur non classé REP ou REP+, échappent au dispositif et aux aides de l'Etat qui l'accompagnent. Ces écoles, dont l'existence avait été révélée dans un rapport paru en 2019, étaient au nombre de 501 pour la rentrée 2021, selon l'Education nationale. La seule académie de Lille, qui regroupe les départements du Nord et du Pas-de-Calais, en comptait 74 à cette époque.
… et qu'elle n'a jamais réellement été réformée
Depuis sa mise en place, la carte scolaire a peu évolué. Et pour cause, "il est très difficile d'y toucher", rappelle Julien Grenet, qui explique que "bouger une rue dans un autre secteur peut vite provoquer la frustration des familles". Après avoir voulu initialement la supprimer, le gouvernement l'a réformée en 2007 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, en aménageant les possibilités de dérogations et en incitant les chefs d'établissement à favoriser les demandes des élèves boursiers. Mais cet assouplissement n'a pas eu l'effet escompté. Dans les faits, les demandes de dérogations se sont multipliées, mais pas forcément pour les catégories visées : "Les boursiers étaient peu nombreux à en demander", relève Julien Grenier.
En 2015, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l'Education sous François Hollande, a présenté un plan pour "renforcer la mixité sociale" à l'école comprenant le lancement d'expérimentations locales dans 17 départements. "Plusieurs pistes ont été développées", détaille Julien Grenet. Parmi elles, le redécoupage de la carte scolaire pour rendre certains secteurs plus mixtes, ou la création de secteurs multi-collèges, où les élèves peuvent demander à intégrer plusieurs établissements, avec un système de vœux d'affectation.
>> Éducation : une grande expérience de mixité scolaire à Toulouse
La ville de Toulouse est même allée jusqu'à fermer deux établissements de banlieue entre 2017 et 2019 pour favoriser la mixité sociale, en répartissant leurs élèves dans 11 collèges du centre-ville. "Les résultats sont très encourageants", affirme Sébastien Vincini, président (PS) du conseil départemental de la Haute-Garonne. La deuxième promotion d'élèves à avoir profité du programme mixité "a obtenu un taux de réussite de 70,6 %" aux épreuves du brevet, selon le département, contre 63% en 2021.
Pour Julien Grenet, "ces expérimentations pourraient inspirer le gouvernement", mais il ne faut pas oublier que nombre d'entre elles "se sont faites dans la douleur". Sébastien Vincini reconnaît à ce titre le besoin d'un temps d'adaptation. "La mixité, c'est faire se rencontrer des élèves qui ne se rencontraient pas", ajoute-t-il.
Parce que les familles les plus aisées se concentrent dans le privé
"On le savait, le privé attire plutôt un certain public", admet Marie Duru-Bellat. Derrière ce terme, la sociologue a surtout en tête les élèves issus des milieux les plus favorisés. En effet, les données IPS publiées par le ministère ont confirmé l'idée d'une concentration des familles aisées dans les collèges et lycées privés. A l'inverse, les élèves issus de milieux défavorisés se concentrent plus souvent dans les établissements publics. "Cette dichotomie s'observe notamment dans les grandes villes, et singulièrement à Paris", relève-t-elle. Lors de l'année scolaire 2021-2022, près de 97% des collèges avec un IPS inférieur à 80 étaient publics. Plus l'indice augmente et plus la part de collèges publics diminue. Résultat : lors de la même année, un peu plus de 78% des collèges avec un IPS supérieur à 140 étaient des établissements privés sous contrat.
Il ne faut pas oublier que certains parents tentent souvent de contourner la carte en choisissant de ne pas mettre leur enfant dans le collège de secteur, et en allant chercher un établissement privé plus éloigné "pour y trouver un certain cadre", explique la sociologue. Selon Julien Grenet, cette "stratégie d'évitement" compte pour près d'un tiers de la ségrégation sociale qui existe à l'école. A l'origine de ce fossé figure également la liberté de recrutement dont disposent les chefs d'établissement du secteur privé, qui n'est pas concerné par la carte scolaire. "Ils ne sont pas tenus de rendre des comptes sur les élèves qu'ils sélectionnent", rappelle Marie Duru-Bellat. Le ministre pourrait bientôt s'attaquer à cette situation : lors d'une interview dans "C dans l'air", le 15 février, Pap Ndiaye a affirmé qu'il souhaitait réfléchir à "impliquer le secteur privé sous contrat" dans cet effort de mixité sociale.
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