Grand entretien Journée internationale des droits des femmes : "Nous ne sommes encore qu'au début de la révolution féministe", estime l'historienne Christine Bard

Article rédigé par Mathilde Goupil - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9 min
Une manifestante brandit une pancarte lors d'une manifestation à Paris en faveur des droits des femmes, le 8 mars 2023. (CLAIRE SERIE / HANS LUCAS / AFP)
L'ONU invite à célébrer vendredi la Journée internationale des droits des femmes. Christine Bard, spécialiste de l'histoire des féminismes, revient sur l'histoire des droits des femmes en France et les combats portés par les nouvelles générations.

Un raz-de-marée en faveur de la constitutionnalisation de l'avortement. Le Congrès a adopté lundi l'entrée de la liberté garantie des femmes à recourir à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la loi fondamentale. Une décision saluée au-delà des frontières françaises, quatre jours seulement avant la Journée internationale des droits des femmes, célébrée depuis 1975 par l'ONU.

A l'occasion de ce rendez-vous annuel, vendredi 8 mars, franceinfo s'est entretenu avec l'historienne Christine Bard, spécialiste de l'histoire des femmes et du genre, et professeure d'histoire contemporaine à l'université d'Angers (Maine-et-Loire). Elle revient sur l'histoire des luttes féministes en France, marquée par des retours en arrière et la multiplicité de revendications parfois concurrentes. Elle souligne également que les combats actuels sont moins axés sur la demande de nouveaux droits que sur l'application de ceux, en théorie, déjà garantis par la loi.

Franceinfo : Après des décennies de combats, quelles sont aujourd'hui les revendications des mouvements féministes ?

Christine Bard : Je n'ai pas l'impression que l'acquisition de droits nouveaux soit au cœur des luttes actuelles. En tout cas, on dispose d'un arsenal juridique assez complet sur l'égalité, même s'il y a de grosses difficultés d'application de nombreuses lois, sur l'égalité salariale notamment. Il faudrait aussi agir sur le renforcement de l'accès aux droits, notamment pour les femmes précaires. L'efficacité de la loi dépend des moyens financiers alloués, qui sont aujourd'hui notoirement insuffisants. Comment éradiquer les violences faites aux femmes et aux enfants ? C'est le défi que lance la vague féministe d'aujourd'hui. Rien ne changera vraiment sans profondes transformations culturelles touchant à l'éducation dans la famille, à l'école, dans les loisirs. Nous ne sommes encore qu'au tout début de cette révolution.

A propos du renforcement de droits existants, le Congrès a entériné l'entrée de l'IVG dans la Constitution, après de longs débats. Quelles sont les conditions pour que les revendications des femmes aboutissent ?

Il existe de nombreuses conditions qui, sans être forcément nécessaires, facilitent les avancées pour les droits des femmes. La maîtrise de l'art du travail parlementaire est importante pour créer des majorités transpartisanes au-delà des clivages. Il est intéressant de noter que la loi Neuwirth sur la contraception en 1967, et la loi Veil sur l'avortement en 1975, ont aussi été votées par des parlements majoritairement à droite. Et, comme aujourd'hui, la version adoptée n'était pas celle qui était idéale pour les féministes. 

A un autre niveau, il faut qu'il existe une demande sociale, un combat, avec des personnes qui l'incarnent. Celle-ci peut être exprimée par des manifestations ou par des événements forts qui ont un effet d'entraînement. Avant la loi Veil, on a ainsi le procès de Bobigny en 1972 [lors duquel une adolescente est jugée pour avoir avorté après un viol], avec les figures de Simone Veil et de Gisèle Halimi. Depuis le mouvement #MeToo, le féminisme a atteint une intensité inédite et les derniers 8 mars ont été des moments de mobilisation importants en France et à l'étranger. La demande sociale en faveur des droits des femmes est très forte.

Cela aide aussi quand l'opinion publique est favorable à une mesure, comme c'est le cas pour le droit à l'IVG. L'extension des droits est d'ailleurs plus facile que leur conquête : quand un droit est acquis au nom d'une logique reconnue comme juste et pertinente, il peut ensuite être étendu car on fait appel à cette même logique. L'état du rapport de force politique compte aussi. Là, on voit que la gauche était unie pour faire avancer le droit des femmes, et la droite, bien que plus désunie, était malgré tout en majorité favorable au changement.

"Il y avait, peut-être plus que par le passé, un jeu collectif sur ce projet de loi, plusieurs personnalités macronistes ou de gauche pouvant revendiquer un rôle dans son adoption. Cet intérêt politique mieux réparti est une des clés du succès."

Christine Bard, historienne des féminismes

La constitutionnalisation de l'IVG peut également être liée à un "effet parité" du législateur. Même si celle-ci n'est pas réelle au Parlement [36% de femmes élues au Sénat et 37% à l'Assemblée], une assemblée vraiment mixte est plus attentive aux droits des femmes. 

Enfin, le contexte global peut être plus ou moins favorable. Les périodes de conflits sont des moments propices à une réactivation des rôles traditionnels de genre. Avant la Seconde Guerre mondiale, un nouveau Code de la famille est par exemple adopté en France, avec des mesures plus répressives vis-à-vis des "faiseuses d'ange" [les femmes qui pratiquaient des avortements illégaux], car elles portaient atteinte au "réarmement démographique". Aujourd'hui, alors que l'Etat annonce dix milliards d'euros d'économies, le contexte n'était pas défavorable à l'adoption d'une mesure symbolique sur l'IVG, qui ne coûte rien.

Les Etats-Unis ont révoqué le droit constitutionnel à l'avortement en 2022. Ces retours en arrière sont-ils monnaie courante dans l'histoire des droits des femmes ?

Oui, c'est une histoire pas du tout linéaire, faite de retours en arrière au rythme de changements politiques plus globaux. Ces "backlash" [des contrecoups sur les droits des femmes ou des minorités après une avancée] sont des offensives conservatrices qui peuvent, dans certaines circonstances historiques, l'emporter.

La montée des fascismes en Europe et la victoire du nazisme dans les années 1930 en sont l'exemple le plus important. Ces idéologies portaient en elles une réaction aux progrès des droits des femmes : leur accès au travail et à des professions jusque-là réservées aux hommes, l'obtention du droit de vote... Il y eut alors, en Allemagne, une très forte régression de leurs droits, avec des politiques natalistes et eugénistes promouvant un idéal aryen d'au minimum quatre garçons par famille, la limitation du nombre de femmes dans les universités ou des interdictions professionnelles à leur encontre.

C'est aussi une période de régression générale des droits humains avec un antisémitisme qui a mené à la Shoah. Historiquement, les attaques envers les droits des femmes ne sont pas isolées de celles contre les minorités. Le nazisme a visé – sans distinction de sexe – les Juifs, les Tziganes, les homosexuels, les handicapés, ainsi que d'autres minorités auxquelles on peut ajouter les femmes émancipées. Il existe une intersectionnalité des haines.

Il y a eu d'autres moments de retour en arrière. Le mot "backlash" apparaît par exemple dans les années 1980, après deux décennies de libération des femmes, pour désigner les politiques qui visent à restaurer le rôle des femmes au foyer en tant qu'épouses et mères. A l'époque, un discours masculiniste s'affirme en présentant les hommes comme les victimes des femmes dans une société qu'elles domineraient désormais.

Depuis les années 1980, des mouvements féministes sectoriels (lesbien, antiraciste, trans...) ont émergé. Est-ce la preuve que le féminisme avait jusque-là échoué à défendre les droits de toutes les femmes ?

Il y a toujours eu, dans l'histoire du féminisme, une concurrence de courants politiquement différents qui n'ont pas la même vision des priorités et des catégories de femmes à défendre. Certaines féministes au sein du mouvement ouvrier estimaient par exemple que le droit de vote était un combat bourgeois et accessoire, comparé à l'amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière.

Des femmes de chambre de l'hôtel Ibis Clichy-Batignolles manifestent devant le siège d'Accor pour réclamer de meilleures conditions de travail, le 17 octobre 2019 à Paris. (STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)

L'émergence d'une cause passe souvent par une phase radicale, avec l'expression d'intérêts particuliers et une certaine autonomisation. Ces divisions existent, mais elles peuvent aussi être dépassées : de nombreuses femmes lesbiennes se sont impliquées dans le combat pour le droit à l'IVG, dont elles bénéficient moins, et, à l'inverse, beaucoup de femmes hétérosexuelles ont défendu le mariage pour tous. La grève des femmes de chambre de l'hôtel Ibis Batignolles a aussi été soutenue par des femmes qui ne faisaient pas le même métier. C'est tout un travail que de mettre en œuvre de la solidarité entre les causes féministes, mais elle existe.

Mais n'avez-vous pas le sentiment que les revendications des femmes les plus privilégiées ont été le plus entendues ?

Oui, et cette critique est formulée au sein même du mouvement féministe qui s'est beaucoup vu reprocher d'être un mouvement de femmes blanches et privilégiées. Historiquement, ce n'est pas tout à fait faux. Comme n'importe quel autre mouvement, il reflète les rapports de domination qui existent dans la société.

"Les femmes les plus précaires ont moins de ressources économiques et politiques pour accéder à certaines formes de militantisme. Ce qui ne les empêche pas de s'organiser sous d'autres formes."

Christine Bard, historienne

A propos de la parité en politique, au tournant des années 1990-2000, la fondatrice de Ni putes ni soumises, Fadela Amara, disait par exemple que cela lui "importait aussi peu que les soldes chez Hermès". Ce qu'elle a regretté ensuite. Mais un droit qui ne profite qu'à une partie des femmes est quand même un droit des femmes. Le fait de pouvoir avorter, par exemple, concerne a priori davantage les femmes hétérosexuelles. Mais c'est aussi une dimension du droit à disposer de son propre corps, qui concerne tout le monde.

A mesure que les inégalités entre les femmes et les hommes se réduisent, celles entre les femmes augmentent-elles ? Les femmes à fortes responsabilités professionnelles s'appuient par exemple sur des salariées pour prendre en charge la garde de leurs enfants et les tâches domestiques...

Il est important de reconnaître que l'émancipation professionnelle des femmes des classes moyennes et supérieures est soutenue par du travail mal rémunéré et peu valorisé de femmes salariées pour faire le ménage, s'occuper des enfants... Plus généralement, dans notre société, le bien-être, le soin apporté aux enfants, aux malades ou aux personnes âgées repose massivement sur le travail de femmes mal payées et dont l'activité est peu valorisée. La reconnaissance de la valeur sociale de ces travaux et la sortie de cette division sexuée du travail restent des enjeux pour les féministes.

Je crois aussi que le féminisme ne peut pas tout résoudre. Il essaie de porter les intérêts de toutes les femmes et estime agir sur la racine de l'ensemble des oppressions – le patriarcat –, mais notre société est divisée en classes sociales. Ce n'est pas nouveau, c'est aussi pour cette raison que beaucoup de féministes pensent que l'égalité dépend avant tout d'une sortie du libéralisme sur le plan économique.

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