: Vrai ou faux La légalisation du cannabis est-elle inefficace contre le trafic, comme l'affirme la députée Sabrina Agresti-Roubache ?
Gérald Darmanin a fait de la guerre contre les stupéfiants sa priorité, avec une stratégie de pilonnage des points de deal. Alors que la députée Renaissance Sabrina Agresti-Roubache saluait les efforts du gouvernement, mardi 2 mai, voici ce qu'elle a affirmé : "La légalisation [du cannabis] qui a eu lieu dans certains Etats, notamment européens, n'a pas fait ses preuves. Dans la situation actuelle en France, elle serait un renoncement."
L'élue marseillaise laisse entendre qu'un certain nombre de pays européens ont d'ores et déjà légalisé le cannabis. Pourtant, seul un Etat a effectivement franchi le pas : Malte, qui a légalisé en 2021 la culture et la consommation de cannabis à usage personnel et récréatif. Le trafic y reste cependant illégal. Dans le reste de l'Union européenne, la possession de cannabis est prohibée, comme le montre cette carte interactive publiée par le site Touteleurope.eu.
Cependant, les lignes bougent dans tout le continent. En Allemagne, en République tchèque et au Luxembourg, les gouvernements travaillent sur des projets de loi en vue de légaliser le cannabis récréatif. Aux Pays-Bas, au Portugal, et en Espagne, il fait l'objet d'une dépénalisation depuis ces dernières décennies. Par exemple, les Pays-Bas tolèrent la possession, la consommation et la vente au détail jusqu'à cinq grammes de cannabis dans les coffee-shops depuis 1976. En 2001, le Portugal a dépénalisé la consommation et la détention de toutes les drogues, qui restent toutefois interdites.
La députée a fait un laspus
La dépénalisation correspond, dans la pratique, à un état de fait où la police et la justice renoncent à punir de façon systématique les consommateurs et les petits trafiquants. La France ne fait pas exception à cette tendance européenne : "Elle a largement dépénalisé l'usage du cannabis depuis assez longtemps, même si on fait semblant d'être dans une situation où on le réprime" , analyse le juriste Renaud Colson, maître de conférences à l'université de Nantes.
Jointe par franceinfo, Sabrina Agresti Roubache admet avoir fait un lapsus lors de son intervention à l'Assemblée, employant le terme "légalisation" au lieu de "dépénalisation". Elle faisait en réalité référence à la situation aux Pays-Bas. Un pays devenu, selon elle, "une plaque tournante de toutes les autres drogues" . "Les réseaux de narcotrafiquants se sont reconvertis. Du cannabis à la marijuana, on passe à l'héroïne, aux drogues de synthèse, à la cocaïne. (...) Maintenant, on est obligé de protéger la famille royale parce qu'elle est menacée" , s'alarme-t-elle.
Les Pays-Bas sont en effet devenus, avec la Belgique, l'un des principaux points d'entrée de la cocaïne latino-américaine en Europe, selon l'ONG sud-africaine Institute for Security Studies . Le procès de la "Mocro Maffia", puissant cartel néerlando-marocain spécialisé dans le trafic de cocaïne et de drogues de synthèse, se tient à Amsterdam depuis 2020. L'organisation génère pas moins de 20 milliards d'euros de chiffre d'affaires par an, uniquement aux Pays-Bas, selon Pieter Tops, professeur à l'Académie de police néerlandaise. Une mafia qui n'hésite pas à s'en prendre à des personnalités. Le Premier ministre Mark Rutte et la princesse héritière néerlandaise Amalia ont été placés sous protection policière, après des menaces d'enlèvement liées à l'organisation .
Dépénaliser et légaliser n'ont pas les mêmes effets
La dépénalisation du cannabis aux Pays-Bas s'est toutefois accompagnée d'un effet positif : la segmentation des marchés de stupéfiants. "IIs ont toléré la vente de cannabis dans les coffee-shops, ce qui fait que les consommateurs de cannabis n'ont pas l'opportunité de se voir proposer de la cocaïne, des opiacés", explique Renaud Colson.
"Autant la Hollande a échoué sur le terrain des trafics, car elle n'a pas légalisé, autant elle a réussi à éviter la fusion des marchés."
Renaud Colson, maître de conférences à l'université de Nantesà franceinfo
Si la dépénalisation a pu montrer ses limites, qu'en est-il de la légalisation ? Celle-ci peut prendre des formes différentes selon le pays. Il ne s'agit pas de tout légaliser sans contrôler, mais de donner un cadre légal au fait de consommer le cannabis. Ainsi, à travers la réglementation, l'Etat va pouvoir superviser la production, la distribution et l'accès au produit.
Dépénaliser et légaliser n'ont pas les mêmes conséquences . Yann Bisiou, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l'université Paul-Valéry-Montpellier l'explique : "A vec la dépénalisation, on retire seulement la sanction pénale du consommateur. On ne va pas régler le problème de l'approvisionnement du marché. Avec la légalisation, l'Etat va fournir le produit, et le trafic ne pourra plus le fournir." D'ailleurs, les Pays-Bas doivent débuter en octobre un programme expérimental de production légale de cannabis, pour une durée de quatre ans. Lors de cette expérimentation, une poignée de producteurs choisis par l'Etat devraient fournir des coffee-shops dans dix municipalités.
Des résultats encourageants au Canada ou en Uruguay
Rares sont les pays du monde ayant légalisé le cannabis. Mais chez ceux qui ont passé ce cap, "on a des études extrêmement précises qui démontrent qu'en quelques années, le trafic de stupéfiants tend à décroître ", soutient Renaud Colson. Au Canada, où le cannabis a été légalisé en 2018, les autorités ont observé en 2020 une baisse des taux d'infractions liées aux drogues par rapport à l'année précédente (-25% pour le cannabis, -15% pour l'héroïne, -7% pour l'ecstasy, - 5% pour la méthamphétamine et -2% pour la cocaïne) . Cette baisse s'est accrue les années suivantes.
La réforme a aussi changé les habitudes des consommateurs. Selon une l'enquête gouvernementale canadienne 2022 sur le cannabis , 61% des consommateurs disent s'approvisionner auprès d'un point de vente autorisé, contre 24% en 2019. Cependant, le Conseil canadien du cannabis (CCC), groupe de défense de l'industrie du cannabis, estime que le marché noir représente encore la moitié des ventes dans le pays.
L'Uruguay a été le premier pays du monde à légaliser le cannabis récréatif en 2013. Selon l'ex-secrétaire de l'Office national des drogues de l'Uruguay, Julio Calzada Mazzei, en dix ans, cette réforme a enlevé 20 milliards de dollars annuels aux organisations criminelles, et amélioré la qualité de la marijuana consommée par les usagers. Mais si la légalisation a écarté les narcotrafiquants du marché, la majorité des consommateurs continuent de s'approvisionner sur le marché noir. En cause, une offre légale jugée insuffisante.
Cinq ans après la légalisation complète en Californie, le marché noir est loin d'avoir été éradiqué. Le poids de l'économie souterraine est resté stable, autour des 8 milliards de dollars annuels, selon le cabinet américain Global Go Analytics, spécialisé dans les données autour du cannabis. Tom Adams, PDG du cabinet, impute ce phénomène à l'excès d'impôts et de réglementations.
L'UE prône des sanctions moins sévères
La France, deuxième consommatrice de cannabis en Europe avec environ 5 millions d'usagers réguliers par an, selon l'OFDT, ne semble pas prête à suivre le chemin de la légalisation. Au contraire : après l'amende forfaitaire délictuelle (AFD), mise en place en 2020, Gérald Darmanin réfléchit à de nouvelles mesures pour sanctionner davantage les usagers. "L'augmentation des peines de cette amende est sans doute à l'ordre du jour" , a déclaré le ministre de l'Intérieur le 5 avril sur BFMTV.
"On ne peut pas assécher le trafic dans une situation où les consommateurs n'ont pas d'autre accès au produit que par le biais de transactions illégales. La légalisation est le seul moyen de le faire", estime Renaud Colson . Le juriste met en garde contre une répression accrue : "Avec un trafic sévèrement réprimé, vous aurez de la tension, plus de règlements de comptes, plus de violence dans les échanges commerciaux."
Quid d'une politique européenne commune ? En 2018, le Conseil de l'Union européenne encourageait les Vingt-Sept à mettre en place des alternatives aux "sanctions coercitives" envers les usagers de stupéfiants. L'institution européenne a réitéré son message en 2022, dans un nouveau rapport , prônant des politiques qui "placent les droits de l'homme au centre de la lutte contre la drogue".
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