La lutte contre le trafic de stupéfiants a beau être une priorité du gouvernement, la police et la justice se sentent impuissantes
Quelque 128 tonnes de cannabis saisies en 2022 (+15% par rapport à 2021), 28 tonnes de cocaïne (+5%), 1,4 tonne d'héroïne (+8%), 273 kilos de drogues de synthèse (+21%)… Lors de son bilan annuel de la lutte contre les stupéfiants, mercredi 1er mars, Gérald Darmanin s'est félicité d'une année 2022 marquée par des saisies de drogues "historiques".
Depuis son arrivée place Beauvau, le ministre de l'Intérieur a fait de la lutte contre le trafic de drogue sa "première priorité". Pour ce faire, il a appliqué les recettes de ses prédécesseurs en la matière : un discours musclé et une répression forte, rétablissant la politique du chiffre, marqueur des années Sarkozy. Mais ces saisies ne témoignent-elles pas surtout d'une augmentation exponentielle du trafic, que le gouvernement peine à endiguer ?
Pilonner les points de deal, une stratégie de "court terme"
Ce n'est pourtant pas faute de s'attaquer massivement aux trafiquants, dans une approche dite de "pilonnage" des points de deal qui constitue la pierre angulaire de la méthode Darmanin. Le principe est clair : déstabiliser les vendeurs en multipliant les opérations de contrôle et les gardes à vue qui en découlent. Concrètement, les policiers peuvent être présents "soit sous la forme d'unités en uniforme, très visibles, pour dissuader les consommateurs, soit en civil, pour interpeller les vendeurs en flagrant délit, au moment de la transaction", explique la capitaine Jaunatre, cheffe du service communication du commissariat de Rennes (Ille-et-Vilaine). Ces opérations "coups de poing" ont l'avantage d'être visibles des habitants, "qui sont en demande de ce genre d'action", assure le procureur de Nantes (Loire-Atlantique) à nos confrères de Ouest-France (article réservé aux abonnés).
Cette méthode est jugée payante "à court terme, pour rétablir la tranquillité des riverains", relève Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, spécialiste des questions de sécurité publique. Mais elle nécessite beaucoup d'investissement de la part des policiers, pour des résultats très mitigés, comme le confie un policier en poste en Seine-Saint-Denis.
On va parfois passer des heures en surveillance, pour au final peu de quantité saisie, une goutte d'eau comparée à l'ampleur du trafic.
Un policier de Seine-Saint-Denisà franceinfo
Il souligne tout de même que certains groupes de terrain ont réussi à débusquer de plus grandes quantités – de l'ordre de quelques kilos –, "mais cela reste exceptionnel". Car les vendeurs s'arrangent pour avoir très peu de drogue sur eux. Ils font appel à des "rechargeurs", selon le jargon du milieu, qui viennent les alimenter, "mais toujours par petites quantités, pour ne risquer que des peines légères" s'ils se font prendre.
Autre problème : "Les mecs des points de stups nous connaissent par cœur", ce qui nuit à l'effet de surprise, explique le jeune policier. Sans compter que ce temps passé sur le dos des trafiquants les empêche d'être disponibles pour le reste de leurs missions. "Si on a un appel pour une victime de viol ou pour un vol à l'arraché qui vient de se commettre, les effectifs ne sont pas immédiatement disponibles et on passe à côté d'une affaire importante, avec une victime physique directe", illustre-t-il.
Une réponse pénale qui fait débat
La frustration est d'autant plus grande chez les policiers que les peines infligées aux trafiquants leur semblent parfois trop légères, voire dérisoires. Mais les disparités sont fortes d'un territoire à l'autre. "Il y a de très grosses inégalités entre les régions et les ressorts des tribunaux, en fonction des flux à gérer", pointe Dominique Duprez, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste des questions liées au trafic de drogue. "Dans la Manche, vos chances d'être poursuivi pour une simple détention de drogue sont relativement élevées, alors qu'en Seine-Saint-Denis, la probabilité est nettement plus faible", observe également Mathieu Zagrodzki.
Jean-Baptiste Perrier, professeur de droit privé et de sciences criminelles à l'Université Aix-Marseille, relève tout de même une "grande sévérité" à l'égard des peines encourues en France en matière de trafic de drogue. Pour le simple fait de détenir des produits stupéfiants, le Code pénal prévoit un maximum de dix ans d'emprisonnement. "A Marseille, il n'est pas rare que des trafiquants soient condamnés à trois ou quatre ans", précise-t-il, même si les guetteurs, qui sont souvent mineurs – "parfois autour de 13 ou 14 ans" – n'encourent pas les mêmes peines.
Pour sévir plus vite, la comparution immédiate "a augmenté dans tous les tribunaux", précise le juriste. Elle concerne essentiellement les petits trafiquants. Mais la réponse pénale les concernant "est parfois décourageante", glisse une magistrate chargée jusqu'à récemment des comparutions immédiates dans un tribunal de région parisienne. "On leur inflige souvent moins d'un an [de prison], surtout dans les zones très concernées par le trafic. Et le problème, c'est que leur peine est obligatoirement aménageable". Il faut alors choisir entre un bracelet électronique, laissant libre cours au dealer de continuer son trafic, ou le placement en quartier de semi-liberté, qui lui permet également de passer du temps dehors. "Ce n'est pas dissuasif", regrette la magistrate, soulignant que les autres trafiquants "jaugent les risques réellement encourus à l'aune de cette réponse-là". La problématique de la surpopulation carcérale oblige à prendre certaines "décisions inconscientes", reconnaît la magistrate, qui, à choisir, préfère envoyer en prison "un auteur de vol avec violences plutôt qu'un trafiquant de stup'.
"Les petites mains changent mais les grosses familles restent"
Quand bien même certains trafiquants finissent par être incarcérés, le trafic se reconstitue "en quelques jours voire en quelques heures", souffle Mathieu Zagrodzki. Le constat est unanime : les réseaux se reconstituent très vite, telle "une hydre à plusieurs têtes", illustre Jean-Baptiste Perrier. "On a beau en couper une, même la bonne, d'autres vont prendre sa place et tout le circuit se remet en route aussitôt".
"Je bosse avec des policiers qui sont depuis 20 ans sur le terrain. Ils n'ont jamais vu les trafics s'estomper. Les petites mains changent mais les grosses familles restent."
Un policier de Seine-Saint-Denisà franceinfo
Les candidats sont très nombreux car le trafic est extrêmement rentable. Selon les estimations des experts interrogés par franceinfo, le salaire d'un guetteur tourne autour de 80 euros par jour, 150 euros pour un vendeur, et 5 000 euros mensuels pour un gérant. "Il faut une sacrée force morale dans les quartiers pour résister à l'appel du trafic", glisse la magistrate que nous avons interrogée.
Les autorités tentent aussi de cibler le trafic à sa source. C'est tout le travail de l'Ofast (Office anti-stupéfiant), un organe national qui rassemble des gendarmes, des policiers mais aussi des douaniers et des magistrats, jouissant d'une "excellente réputation", fait valoir Jean-Baptiste Perrier. Mais les objectifs chiffrés du ministère de l'Intérieur font que "le travail de court terme, sur le terrain, est davantage privilégié", déplore Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, classé à gauche. Car remonter jusqu'à la tête d'un réseau, "ça prend du temps et ça ne se voit pas". Or, "le démantèlement des points de deal a tendance à nuire aux enquêtes", estime-t-elle, car "en réduisant au silence les personnes qui avaient donné les informations, cela réduit les chances de démanteler une filière."
Des amendes forfaitaires largement impayées
Outre le ciblage des filières, Gérald Darmanin a étoffé l'arsenal des policiers, qui peuvent depuis 2020 distribuer des amendes forfaitaires délictuelle (AFD) de 200 euros aux consommateurs de stupéfiants. Ce nouvel outil a notamment été conçu pour désengorger les tribunaux. "C'est plus dissuasif, car avant, les consommateurs devaient être amenés au commissariat, il fallait rédiger une procédure, et ils ressortaient avec un simple rappel à la loi. Désormais, la sanction est immédiate", approuve la capitaine Jaunatre.
Entre septembre 2020 et septembre 2021, sur pratiquement 100 000 amendes, seules 27 360 ont été "totalement payées", selon les chiffres du ministère de l'Intérieur communiqués au Monde (article payant). La majorité des personnes verbalisées s'arrange pour échapper aux amendes. Un jeune consommateur de Roubaix (Nord) confiait ainsi aux équipes de France 2 au début de l'année 2022 cumuler "environ 1 250 euros d'amendes" non payées. "Entre le mec qui n'est pas solvable et celui qui n'a pas de papiers, c'est plus une perte de temps d'autre chose… Les AFD, c'est vraiment pour booster les chiffres du ministère de l'Intérieur", assure le policier de Seine-Saint-Denis.
Sans parler de leurs "effets discriminatoires", ajoute Sarah Massoud, juge des libertés et de la détention à Bobigny (Seine-Saint-Denis). "La plupart de ces amendes sont infligées à des jeunes des quartiers sensibles, déjà en difficulté financière. Les petits bobos qui fument leur pétard dans les beaux quartiers de Paris y échappent", tance cette membre du Syndicat de la magistrature.
Absence de volonté de légaliser de la part du gouvernement
Surtout : l'effet recherché n'est pas là, puisque la consommation ne faiblit pas. La France reste le pays où l'on consomme le plus de cannabis en Europe, selon le dernier rapport sur les drogues (document PDF) de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies. Quant à la consommation de cocaïne, elle est en nette hausse depuis dix ans, a fait savoir Santé publique France.
Face à l'échec des politiques répressives, des voix s'élèvent en faveur d'une dépénalisation – comme c'est le cas au Portugal – ou d'une légalisation – voie que l'Allemagne est en train de prendre. Une mission d'information pilotée par la députée de la majorité Caroline Janvier proposait ainsi début 2021 d'opter pour la seconde option, celle d'une "légalisation encadrée, qui permette à l'État de reprendre le contrôle de la production, de la consommation, de la distribution de cannabis, en contrôlant les substances qui sont vendues". Plus récemment, en janvier, le Conseil économique et social a émis la même préconisation.
Mathieu Zagrodzki, auteur en 2020 d'un rapport sur le sujet, défend ardemment la légalisation, "seule solution" selon lui "pour assécher les trafics". "La police et l'institution judiciaire ne résolvent ni le problème sécuritaire, ni le problème sanitaire lié à la vente de stupéfiants. Tous les acteurs s'épuisent, avec le sentiment commun de devoir vider l'océan à la petite cuillère", défend le chercheur.
Emmanuel Macron lui-même s'était prononcé en faveur de la légalisation lors de sa première campagne présidentielle, arguant en 2016 sur France Inter qu'il y voyait "une forme d'efficacité". Il a ensuite drastiquement changé son fusil d'épaule, assurant en mars 2022, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), alors en pleine bataille pour sa réélection, ne pas y être "favorable".
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.