"On ne peut pas être rentables" : entre contraintes sanitaires et économiques, les dentistes se préparent au déconfinement
Impossible pour eux de garder leurs distances et d'éviter la projection de gouttelettes. Et pourtant, les dentistes pourront rouvrir leur cabinet dès le 11 mai.
Ceux dont les caries ne pouvaient plus attendre seront heureux de l'apprendre : les chirurgiens-dentistes feront partie des professions à pouvoir reprendre le travail, lundi 11 mai, après deux mois de fermeture où certains ont participé au dispositif de traitement des urgences, et d'autres conseillé leurs patients par téléphone. Mais leur impatience face à ce déconfinement est parfois teintée d'inquiétude. Le 27 avril, certains d'entre-eux avaient choisi l'humour et posé nus, sur les réseaux sociaux, pour dénoncer le manque de protections dont ils disposaient, alors que leur activité implique de se trouver à portée de gouttelettes de patients la bouche ouverte... Trois jours plus tard, l'Ordre national des chirurgiens-dentistes annonçait avoir obtenu du ministère de la Santé 800 000 masques FFP2 par semaine, soit 24 par praticien. Mais de nombreuses interrogations, sur le reste de l'équipement nécessaire, la difficile adaptation de l'accueil des patients et les conséquences économiques de la crise, taraudent toujours les dentistes interrogés par franceinfo.
Des surblouses faites maison
Ceux-ci risquent de se ruer dans les pharmacies jeudi 7 mai, car celles-ci pourront commencer à leur délivrer les masques promis par le ministère, explique à franceinfo Patrick Solera, président de la Fédération des syndicats dentaires libéraux (FSDL). Et la journée de vendredi est fériée... La quantité proposée est "juste acceptable", estime-t-il, car ces masques ne sont utilisables que quatre heures, et doivent être changés si jamais ils sont "souillés". "Un praticien devra en utiliser un le matin, peut-être un ou deux l'après-midi, et il devra partager avec son assistant", car les dentistes travaillent souvent à quatre mains.
Mais son inquiétude concerne aussi les autres équipements nécessaires, et cette fois non-fournis par le ministère – visières pour protéger le masque, lunettes de protection, gants, charlottes et surtout les surblouses, en rupture partout et pour toutes les professions médicales. "Là, je suis en train de coudre 81 surblouses", explique Jennifer Megna, à moins d'une semaine de la reprise. Cette dentiste toulousaine, peu inquiète pour les masques (une commande passée en Allemagne en mars vient de lui être livrée), a dû s'en remettre au fait maison, non sans difficultés : "Il m'a fallu 15 jours pour trouver du coton aux normes."
Un protocole strict pour se protéger
"Ce qui m'inquiète, c'est plutôt ma santé : j'ai 64 ans, un âge délicat", confie de son côté Maxette Pierre-Justin, dentiste à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). Si un patient est contagieux, le risque de contamination est multiple : les outils utilisés pour détartrer entraînent "une petite brume" fait de vapeur d'eau, susceptible "de passer en dessous d'une visière", explique ainsi Patrick Solera ; quant aux fameuses fraises, leur rotation à 200 000 tours par minute couplée à l'eau utilisée pour refroidir la dent produisent des projections jusqu'à trois mètres.
Face à ce risque, les pratiques vont nécessairement évoluer. Maxette Pierre-Justin a ainsi prévu de ne pas faire de détartrage jusqu'à nouvel ordre et réservera les prochaines semaines aux seules urgences. L'Ordre national des chirurgiens-dentistes a lui formulé des recommandations drastiques. Les équipements de protections doivent être changés, jetés ou lavés à chaque nouveau patient. La salle de soin devra être désinfectée à chaque passage.
On a fait le vide, enlevé les prospectus, les petits gadgets, pour pouvoir passer les lingettes aussi facilement que dans un bloc opératoire.
Patrick Soleraà franceinfo
Et pour éviter que le virus reste dans l'air sous forme d'aérosol, elle devra être aérée pendant au moins 15 minutes avant l'arrivée du nouveau patient.
Des cabinets totalement réaménagés
Une façon d'éviter les contaminations des dentistes mais aussi entre patients, qui implique cependant une réorganisation complexe et millimétrée. Au moment de fixer le rendez-vous, "on demande déjà si le patient est en bonne santé, sa famille aussi", ce qu'il devra confirmer la veille par un questionnaire en ligne, explique Sylvie Legris, orthodontiste à Beauvais. Dans son cabinet, comme beaucoup d'autres, les personnes à risque face au Covid-19 seront reçues en premier dans la journée et celles qui sont exposées à des cas positifs ou elle-même symptomatiques le seront en tout dernier, et seulement en cas d'urgence.
Sur place, tous les patients devront arriver à l'heure exacte, pour ne croiser personne, et sans accompagnant, "sauf s'ils sont vraiment trop petits". Ils sont invités à se brosser les dents soigneusement dans l'heure précédente, car les lavabos sur place seront condamnés. Dans la salle d'attente, "on a retiré tout le mobilier, il ne reste que trois chaises". En salle de soins, le fauteuil sera prêt, tout le matériel déjà sorti pour ne toucher aucun tiroir. Et le patient ressortira "par une autre porte", après un passage par la secrétaire, "emmurée derrière du Plexiglas".
Une activité forcément moins rentable
Fiers de leur maîtrise des procédures d'hygiène, ces dentistes et orthodontistes sont optimistes sur l'efficacité de ces protocoles. Mais ils auront une conséquence évidente : impossible de recevoir autant de patients qu'avant le 17 mars. "Sur une semaine, le nombre de patients sera divisé au moins par quatre", estime Sylvie Legris.
J'ai calculé, je ne pourrais recevoir au maximum que neuf patients par jour.
Jennifer Megnaà franceinfo
"Peut-être douze en alternant entre les deux salles du cabinet", les jours où la collègue avec lequel elle le partage ne travaillera pas, ajoute-t-elle. "Le coût horaire d'un cabinet dentaire, c'est 200 euros par heure", estime Patrick Solera, le président de la FSDL. "Si vous aérez et désinfecter pendant 2h30 par jour", à raison d'un quart d'heure au moins entre chaque patient, "ça représente 500 euros par jour de temps improductif", s'inquiète-t-il. S'ajoutent à cette contrainte le poids de deux mois d'inactivité totale pendant le confinement et le coût des fournitures, estimé en moyenne à 1 000 euros mensuels par l'Ordre national des chirurgiens-dentistes.
Une réalité économique qui occupe l'esprit des praticiennes interrogées. En orthodontie, où les patients s'engagent sur des soins sur plusieurs années, "passer plusieurs mois sans pouvoir recevoir de nouveaux patients se fera sentir dans un an ou deux, on risque d'avoir un creux". "J'ai eu droit à bon nombre de nuits blanches", confie Jennifer Megna, qui n'a touché depuis mars que des indemnités pour garde d'enfant.
Toutes mes réserves étaient passées dans mon congé maternité et le déménagement du cabinet. J'ai eu peur de devoir me séparer de mon assistante. J'ai pu décaler certains de mes crédits et renégocier un peu le loyer.
Jennifer Megnaà franceinfo
Elle espère désormais être un peu soulagée par les aides promises par l'assurance-maladie. "On ne peut pas être rentables" avec de tels frais, acquiesce Maxette Pierre-Justin, qui s'inquiète pour les jeunes dentistes récemment installés. "Moi je ne suis pas très loin de la retraite. Je me dis que si ça continue et que je suis trop déficitaire, peut-être que je m'en irais..."
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