"On croisait les doigts pour ne pas contaminer nos patients" : malades du Covid-19, ces soignants ont été contraints de travailler
En raison du manque d'effectifs, des soignants contaminés ont dû continuer de venir au travail, entre colère et angoisse. Une situation autorisée en l'absence de règle claire, que certains qualifient de scandale, d'autres de nécessité.
"J'en ai vu des choses en quarante ans de métier, mais là, honnêtement, je ne comprends plus rien. On fait prendre un vrai risque aux patients." C'est avec des trémolos dans la voix que Dominique*, soignante de 59 ans dans un centre hospitalier de Seine-et-Marne, évoque sa contamination au Covid-19, début novembre. Sa peur et sa colère après avoir infecté son mari, atteint d'un cancer. Son sentiment de culpabilité. Et son tourment face à une dualité angoissante : à la fois soignante et agent contaminateur du coronavirus. Car malgré ses symptômes, Dominique a dû continuer de travailler.
Pas le choix. Sa hiérarchie lui a fait comprendre que, travaillant de nuit, un remplacement n'était pas envisageable. "Vous allez bien, juste un peu de toux et des courbatures ? Vous tenez debout ? Eh bien, il n'y a aucun problème", se souvient-elle en imitant la voix aiguë de sa responsable. Plutôt qu'un ordre, elle évoque une discussion "très fermée" conduisant à une situation "aberrante" : "Même avec toutes les précautions, le risque zéro n'existe pas. J'étais plus que stressée, on fait courir un risque à nos patients, qui sont âgés, fragiles."
Dominique est loin d'être la seule dans ce cas. Franceinfo a lancé un appel à témoignages à destination des soignants qui ont dû continuer de travailler tout en étant positifs au Covid-19. Une quinzaine de témoignages nous sont parvenus, de toute la France et de différents établissements, Ehpad et CHU notamment.
Rien d'illégal à faire venir des soignants positifs
"Imaginez ! Si vous saviez que la personne qui vous soigne peut potentiellement vous filer le Covid !" lâche, las, Arthur*, qui travaille dans un CHU du sud-ouest de la France. Il a été testé positif fin octobre, mais était asymptomatique. La médecine du travail lui a expliqué qu'il devait alors continuer de travailler, en tant que personnel "non remplaçable", pour "nécessité de service". "Je me sentais capable de bosser, oui. Mais le problème était éthique : je suis censé soigner en étant contagieux", s'étrangle-t-il en formulant ce paradoxe.
Cette situation peut sembler absurde pour quiconque ayant assimilé les recommandations sanitaires invitant les personnes contaminées – et même les cas contacts – à s'isoler. Mais voilà : les soignants, en première ligne face à la pandémie, sont une exception.
Rien d'illégal ici. "Il y a un certain nombre de soignants qui, bien qu'étant positifs aux tests PCR au Covid, peuvent être amenés, en période de tension sanitaire très forte, à être appelés à travailler si leur état de santé est compatible, bien sûr dans des services dédiés Covid. Ce n'est certainement pas la règle, c'est l'exception", avait ainsi expliqué le ministre de la Santé, Olivier Véran, lors d'une conférence de presse du gouvernement, le 26 novembre. C'est "essentiel pour soigner des malades et sauver des vies", avait-il ajouté.
Les établissements de santé précisent généralement la marche à suivre sur la question des soignants positifs. L'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) explique à franceinfo qu'une "éviction d'au moins sept jours à partir de la date de début des symptômes" s'applique pour le personnel positif.
"Dans le cas d'un personnel asymptomatique avec PCR positive, non remplaçable, un maintien en poste est possible avec un respect strict des mesures barrières."
L'AP-HPà franceinfo
L'AP-HP dit fonder cette décision sur l'avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) du 23 mai 2020. Il envisage en effet, dans ce cas, "la possibilité dégradée d'un maintien en poste avec un renforcement des mesures de précaution et d’hygiène (…) afin que la balance bénéfice/risque ne soit pas défavorable".
Afin d'éviter une pénurie de soignants, les établissements s'appuient donc sur cet avis pour maintenir en poste le personnel positif asymptomatique. Le HCSP étant une instance consultative, son avis visait à "préciser les recommandations". Faire travailler des soignants positifs est ainsi une pratique "envisageable" pour faire face à ce contexte sanitaire inédit, mais n'est en rien obligatoire. Contactée par franceinfo, la direction générale de la santé (DGS) renvoie elle aussi à cet avis. Elle confirme cette marge de liberté offerte aux établissements, en l'absence de directives du ministère : "Cette décision est prise par l'établissement si les bénéfices de la présence de l'agent sont supérieurs aux risques associés à son absence", souligne la DGS.
"Vous êtes soignante, qui viendra à votre place ?"
De fait, face à l'ampleur de la deuxième vague, nombre d'établissements ont jugé que la présence des soignants positifs l'emportait sur les risques. Et ce, même s'ils présentaient de légers symptômes. Cela a été le cas de Mathilde*, qui travaille en soins de suite et de réadaptation en Isère. Fin octobre, "j'avais un peu de toux, ma cadre m'a dit : 'Vous êtes soignante, qui viendra à votre place ?', ajoutant que j'étais quasi asymptomatique." Elle a ainsi été affectée à l'aile Covid, auprès de "ses semblables", plaisante-t-elle. Elle précise que près de 80 membres du personnel ont eu la maladie, et que seulement trois personnes – dont elle – ont dû travailler car leurs symptômes étaient jugés légers.
Bastien*, infirmier dans un CHU en Auvergne-Rhône-Alpes, a perdu l'odorat après sa contamination au Covid-19, fin novembre. Après avoir prévenu sa cadre et vu le médecin du travail, il a pu reprendre son poste normalement, y compris dans l'aile non-Covid de l'établissement. "J’étais une source de contamination potentielle pour mes collègues et mes patients, ça faisait peur. Mais en même temps, qui allait me remplacer si je prenais une semaine ? J'aurais mis tout le monde dans la panade", estime-t-il, affirmant "qu'il n'y a pas de bonne réponse".
"On croisait les doigts pour ne pas contaminer nos patients, pour qu'ils ne développent pas une forme grave de la maladie."
Bastien, infirmierà franceinfo
Idem pour Coline*, en unité de soins de longue durée en Bourgogne-Franche-Comté. Selon elle, la pénurie de personnel était telle que même le personnel symptomatique devait venir travailler. "J'étais épuisée, j'avais mal partout. Je me traînais en travaillant, j'avais l'impression d'avoir 100 ans." Elle précise que la politique de l'établissement a changé depuis la mi-novembre : "Ils ont engueulé une aide-soignante car elle était venue avec des symptômes. Pourtant, ça ne les dérangeait pas avant, quand il fallait absolument un nom sur le planning !"
Confusion au CHU de Nantes
"Dans le cas d'un médecin avec compétence rare, et quand il n'y a plus de suppléance, vous faites quoi ? Je ne prends pas en charge mon patient ?" met en avant Didier Lepelletier, coprésident du groupe de travail permanent Covid-19 du HCSP, et professeur d'hygiène hospitalière au CHU de Nantes. "On a donné la possibilité, pas la règle", insiste-t-il, précisant que le HCSP n'a pas été saisi sur ce sujet à l'automne. Il souligne qu'il n'est pas question de faire travailler le personnel symptomatique selon l'avis du HCSP, et que les mesures d'hygiène et les équipements de protection réduisent nettement les risques de contamination.
Dans les faits, cette situation génère de la confusion et des polémiques. "La médecine du travail du CHU de Nantes a depuis le début pris une position ferme : l'éviction des soignants positifs", explique Philippe Bizouarn, médecin anesthésiste-réanimateur au centre hospitalier nantais. Malgré cela, l'établissement a décidé dans un premier temps, en octobre, de faire travailler le personnel asymptomatique pour assurer les missions de soins, comme le confirme Didier Lepelletier. Mais, face aux critiques, notamment des syndicats, la direction a finalement suivi l'avis de la médecine du travail. Selon un document que franceinfo s'est procuré, les nouvelles consignes, datées du 16 novembre, stipulent que tout soignant positif au Covid-19 est dorénavant placé en arrêt maladie.
"On a fait travailler de façon ponctuelle du personnel asymptomatique au CHU de Nantes, comme, je pense, dans tous les CHU. Mais il y a eu une telle montée des syndicats, de la presse, qu'on a très vite arrêté de le faire."
Didier Lepelletier, coprésident du groupe de travail permanent Covid-19 du HCSP, soignant au CHU de Nantesà franceinfo
"Il y a sûrement eu des interprétations rapides des recommandations de la part de la hiérarchie, à cause de la panique liée à la deuxième vague", estime Philippe Bizouarn, pour qui le travail des soignants positifs est une pratique qui doit rester exceptionnelle, quand "c'est vraiment la galère". Car pour lui, il y a dans cette situation une "maltraitance sur le plan éthique" qui renforce "l'angoisse" des soignants.
"L'impression d'être du bétail"
Même si le CHU de Nantes n'a plus recours à cette pratique, c'est loin d'être la règle partout. Et il s'agit là d'un "scandale" pour Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI).
"Cela fait partie de la maltraitance institutionnelle habituelle des directions d'établissement à l'encontre des soignants. Il s'agit d'un viol déontologique."
Thierry Amouroux, porte-parole du SNPIà franceinfo
"Le souci, c'est la mise en danger des patients, et c'est ce qui nous choque le plus. On nous transforme en agents de contamination auprès de ceux qui sont hospitalisés, et donc fragiles, qui vont développer la forme grave de la maladie", dénonce-t-il.
Conséquence de cette situation : un mal-être des soignants, selon Thierry Amouroux. Et c'est bien ce qui ressort de la plupart des témoignages reçus à franceinfo. "On a l'impression d'être du bétail. Il y a une profonde crise de vocation, une grosse lassitude", explique Coline. "On a le sentiment d'être pris pour des bouffons", résume Anthony*, intérimaire en Ehpad et services hospitaliers testé positif le 12 novembre.
Il explique être allé au travail "la boule au ventre", en redoublant les mesures de précaution. "Je me sentais inquiet pour les patients et résidents que je connaissais, et c'est fatigant psychologiquement de faire toujours attention sur des nuits de 10 à 12 heures", souffle-t-il. Aucune prime, aucun remerciement. "Pour quoi faire ?" répond-il cyniquement, estimant que les intérimaires n'ont aucune forme de reconnaissance.
Arthur a quant à lui eu le sentiment d'être un "pestiféré", à devoir manger seul dans une salle ou prendre sa pause café dehors. En proie au doute, il confie : "Quand je parlais à la famille des patients, je me suis demandé plusieurs fois si je ne devais pas leur dire que j'avais le Covid-19. Par transparence." Selon lui, même le médecin du travail se posait des questions éthiques.
"Chair à Covid"
Jacques, au contraire, ne s'est pas posé de questions. Testé positif au Covid-19 fin octobre, il n'a jamais pensé arrêter de travailler. "J'avais juste une rhinopharyngite, j'ai décidé de continuer, je n'étais pas fatigué." Ce médecin du Var a voulu aller au front par solidarité, ayant appris qu'un cluster était apparu dans un Ehpad et que l'un des médecins était parti en retraite. "J'avais passé un diplôme de médecin coordonnateur en Ehpad, ça tombait bien. Je me suis proposé." Il insiste : "A aucun moment on ne m'a obligé." En même temps, "personne ne [l]'en a dissuadé".
Pour Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), cela témoigne d'une "grande conscience professionnelle" des soignants : "Ils estiment, comme à la guerre, qu'ils doivent être au front et continuer de travailler, mêmes malades." Ça, c'est dans le cas des volontaires. Son ton est plus grave sur la question des soignants positifs contraints de travailler. "Certains médecins du travail ont été choqués qu'on puisse les laisser continuer. Cela a provoqué un certain malaise car on leur demandait de prendre en compte la pénurie de soignants. Ce n'est pas à eux de faire ce calcul."
"On est dans cette vieille idée que les soignants sont là pour être au service, souffrir, qu'ils n'ont pas les droits attachés au citoyen normal. On leur demande de sacrifier leur santé au bénéfice de la population."
Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du SNPSTà franceinfo
Et dans cette "guerre" contre le virus, "on est de la chair à Covid", estime Dominique, soignante en Seine-et-Marne. D'une manière quasi mystique, elle explique avoir eu une "vision" après avoir dû travailler en ayant le Covid-19 : celle des plages du débarquement de Normandie, qu'elle a plusieurs fois visitées. "Les soldats allaient à la mort. Nous, on est allés au front avec un manque de matériel." Alors quand on lui parle du futur, Dominique est pessimiste : "Les jeunes diplômés, je ne les envie pas. Le salaire de misère, la peur au ventre… Si t'es pas content, t'as qu'à partir. Mais en fait, tu ne peux même pas car personne ne va te remplacer."
* Le prénom a été modifié.
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