: Enquête franceinfo Prêts garantis par l'Etat : comment les banques traînent des pieds face aux entreprises en difficulté
Depuis la mise en place de prêts garantis par l'État, les entreprises en difficulté à la recherche d'argent déferlent sur les banques. Face à des dossiers qui n'ont aucune chance d'aboutir, des banques font traîner les procédures.
C'est une des mesures phares pour aider les entreprises à encaisser le choc du confinement : l'Etat s'est engagé à garantir jusqu'à 300 milliards de prêts bancaires aux entreprises. Celles-ci peuvent, quelle que soit leur taille ou leur forme juridique, demander à leur banque habituelle un prêt garanti par l'État pour soutenir leur trésorerie. Au dernier comptage, mercredi 15 avril, les banques avaient accordé 187 000 prêts garantis par l'État (PGE) à des entreprises en difficulté, selon la Banque publique d'investissement (BPI). Cela représente 26 milliards d'euros. Le chiffre augmente de "deux à trois milliards d'euros" chaque jour.
Malgré ces chiffres impressionnants, certaines entreprises attendent désespérément une réponse favorable à leur demande de prêt, tandis que des banquiers s'inquiètent de la facilité avec laquelle l'argent est accordé. De l'argent qu'il faudra rembourser un jour, si les entreprises ne ferment pas.
"On ne dit pas non tout de suite, on temporise"
"J'ai déjà accordé deux millions d'euros, raconte Jean*, chargé d'affaires au sein d'une banque du sud de la France. Et je ne m'occupe que de petites entreprises." Sur les 187 000 PGE qui ont été octroyés, la moitié a bénéficié à de petites entreprises, selon la BPI. "Ça fonctionne plutôt bien, vu nos lourdeurs traditionnelles, poursuit le banquier. Pour 80% des dossiers, ça va vite. Après, il y les dossiers complexes".
Les banques font face à un chamboulement. Là où la priorité était de s'assurer des capacités de remboursement des emprunteurs, voici les banquiers chargés de sauver les entreprises. "Tout ça, c'est un peu fou, confirme Christophe*, également banquier dans le sud du pays. Même pour les mauvais profils, on ne dit pas non tout de suite, on temporise." Plusieurs chargés d'affaires confirment à la Cellule Investigation de Radio France que des consignes ont été données pour que, dans les cas de refus, la décision soit la plus tardive possible. Le chef d'entreprise se voit expliquer que la décision va être rendue par un comité régional, ou inter-régional. Le but ? Soigner l'image des banques en cette période de crise. Si le dossier n'est pas bon, "il y a un deuxième, voire un troisième regard, confirme Jean. Il faut éviter l’image de la banque qui a coulé les entreprises, même si ce n’est pas vrai."
Mais les banques ne jouent pas que leur image dans cette crise. Elles font aussi face à un risque financier, puisque le PGE n'est garanti qu'à 90% par l'État. Le reste pèse sur la banque en cas de défaillance de l'entreprise.
L'exemple de la société Delsey
Ces injonctions contradictoires ont aussi des répercussions sur des entreprises qui attendent toujours une réponse à leur demande de prêt. C'est le cas de l'entreprise française de bagagerie Delsey : "Nous avons fait appel à nos deux banques dès le 16 mars pour demander à chacune un prêt garanti par l’État de 10 millions d’euros, soit 20 millions en tout, s'agace Isabelle Parize, PDG de la société. Depuis, les banques discutent avec nous, mais sur un mode plutôt pas très volontaire. Nous ne demandons rien d'autre que les moyens de passer cette crise."
Pour expliquer cette réticence, la dirigeante estime que les banques rechignent à se lancer dans des procédures parfois longues et peu rémunératrices.
Il nous a été clairement dit que ce n’était pas très sexy, ces PGE, car ils ne faisaient pas de marge dessus.
Isabelle Parize, PDG de Delseyà Radio France
Isabelle Parize explique également que les banques s'inquiètent des difficultés de l'entreprise en 2017 et 2018. Elle répond par le redressement de Delsey à la suite de sa restructuration. "En 2019, nous finissions l’année avec cinq millions d'euros de profit d’exploitation (EBITDA). Nous étions sur huit à dix millions pour 2020, et nous faisons 230 millions de chiffres d'affaires. On était complètement assainis et prêts à reprendre notre place dans la bagagerie mondiale".
Mais le coronavirus a stoppé cette dynamique. Tournée vers l'international, l'activité de Delsey a été touchée dès mi-janvier à la suite de la dégradation de la situation en Chine. "On va faire 800 000 euros de chiffre d'affaires en avril quand on faisait habituellement 20 millions par mois".
En attendant une décision des banques, la patronne de l'entreprise, qui compte 800 collaborateurs dont 200 en France, fait tout pour que la société ne ferme pas. "On a décidé, malheureusement, de ne plus honorer les factures de nos fournisseurs. Nous les payons au compte-gouttes pour privilégier le paiement des salaires de nos équipes. La deuxième chose c’est qu’on a mis au chômage technique une grande partie de l’entreprise française. Ensuite, nous avons renégocié les loyers de nos sièges sociaux et magasins, nos loyers chez nos bailleurs. Enfin, on a repoussé, avec l’accord de nos gouvernements, le paiement des TVA et des charges sociales. Donc on a fait absolument tout ce qui était en notre pouvoir, le temps de recevoir de l’argent qui nous permettra de tenir nos échéances."
Lassée par la situation, Isabelle Parize conclut : "Ce serait vraiment très triste de voir une entreprise française qui a réussi à repartir s’arrêter parce qu’on ne lui a pas donné les moyens de passer une crise mondiale."
"Certains cas nécessitent une analyse plus fine"
Sollicitée, une des deux banques n'a pas répondu. L'autre nous a fait savoir qu'elle ne pouvait commenter le cas spécifique d'un client. Le service de presse de rajouter : "Nous nous sommes engagés à traiter dans des délais très courts et sur la base de dossiers simplifiés les demandes des professionnels, des TPE et des PME. Pour les entreprises de taille plus significative, nous nous engageons aussi à répondre dans les meilleurs délais, certains cas nécessitant néanmoins une analyse plus fine et parfois plusieurs échanges avec le client pour affiner ses besoins et s’assurer que le montant du PGE demandé est en adéquation avec ceux-ci."
L'entreprise a saisi le médiateur du crédit qui a estimé, selon Isabelle Parize, que la demande de prêt de la société Delsey était éligible au PGE. La banque devrait recevoir un courrier en ce sens et devra y répondre.
Selon la Fédération bancaire française, "les premières remontées nous indiquent que les taux d’acceptation sont supérieurs à 95% et donc les taux de refus inférieurs à 5%". "Comme toujours, on voit toujours ce qui ne va pas, s'agace Frédéric Visnovsky médiateur national du crédit à la Banque de France. Les banques traitent dix fois plus de dossiers que d’habitude. Il faut le comprendre. Il faut relativiser les choses."
Avec le nombre de prêts en forte augmentation, le réseau des médiateurs du crédit enregistre également une affluence des demandes pour intervenir et tenter de mettre d'accord banques et entreprises. "En un jour, nous recevons 120 à 130 dossiers. Ce qui correspond à un volume d’un mois en temps normal, confirme Frédéric Visnovsky. Dans le cadre du PGE, ce sont principalement des très petites entreprises, de cinq à six salariés qui nous sollicitent, et qui se voient refuser le prêt car elles n’étaient pas en très bonne situation financière avant la crise. Elles ont des difficultés d’endettement : pas de capital, et pas de perspectives, ce qui conduit à se demander si accroitre l’endettement est vraiment une solution."
"On risque d’avoir de gros soucis dans un an"
Pour permettre au plus grand nombre d'entreprises d'obtenir des prêts garantis par l'État, le gouvernement a élargi le dispositif à des sociétés dont le profil inquiète habituellement les banquiers : entreprises individuelles avec des fonds propres négatifs, entreprises en procédure collective (redressement judiciaire faisant l'objet de plan de continuation). Les banquiers s'interrogent sur la pertinence d'avoir ouvert aussi grand les vannes du crédit. "On prête parfois à des sociétés qui allaient déjà mal avant, et on ne fait que repousser le problème d'un an, s'étonne Christophe, le conseiller bancaire du sud de la France. On va avoir de nombreuses structures en difficulté".
Pour que le PGE soit le moins coûteux aux entreprises, celles-ci ont intérêt à le rembourser le plus rapidement possible. Le dispositif prévoit en effet que le remboursement n'intervient qu'après douze mois minimum (sauf clause de remboursement anticipé). À cette échéance, si l'emprunteur rembourse la totalité de la somme empruntée, le prêt ne lui coûte que 0,25% du montant. Sur 100 000 euros empruntés, cela représente 250 euros, qui vont à la BPI.
Mais combien d'entreprises seront en mesure de rembourser le capital emprunté au bout d'un an seulement ? D'autant plus que le PGE peut atteindre 25% du chiffre d'affaires de l'année 2019. Celles qui ne pourront pas rembourser le capital auront la possibilité de rembourser dans un délai d'un à cinq ans. Mais l'amortissement se fera alors sur la base de taux d'intérêt que personne ne peut prévoir aujourd'hui. On sait seulement que plus la durée de remboursement sera longue, plus le coût sera important.
"Il ne faut pas se cacher : dans un an, pour beaucoup, ça passera en amortissable, prévient Christophe. Dans mon secteur, il y a beaucoup d'entreprises du tourisme. Ce n'est pas cette année qu'elles vont pouvoir reconstituer leur trésorerie. Et dans un an, elles devront rembourser le PGE en plus des dettes accumulées et des charges fixes." Le banquier est pessimiste pour la suite : "On va au-devant d’un grand nombre de cartons, avec un décalage d'un an. On injecte de l'argent dans des entreprises, certaines vont réussir à accumuler assez de trésorerie pour rembourser le crédit. Mais pas toutes."
Pour les banques, les sommes en jeu en cas de défaillance d'une entreprise dépassent le seul montant du PGE. "À côté de ce prêt, les clients ont également une ligne de découvert, de l'affacturage, énumère Aurore, conseillère bancaire chargée des entreprises dans une agence du sud. C'est l'exposition globale qu'il faut prendre en compte. Elle peut être le double du PGE dans certains cas". Elle regrette "la communication" gouvernementale faite autour du PGE qui donnerait l'impression "d’un droit absolu" pour les entreprises. "Ce n'est pas comme aller acheter une baguette de pain, poursuit-elle. On n'a aucune visibilité pour la suite sur les taux d'intérêt dans un an. Sur une vingtaine de dossier PGE, un seul chef d’entreprise s'en est préoccupé."
"Oui, il y aura de la casse, mais il faut d'abord sauver les emplois"
Les craintes suscitées par l'endettement massif des entreprises n'est pas forcément du goût de ces dernières. "Une situation exceptionnelle appelle des mesures exceptionnelles, rétorque Alain Griset, président de l'Union des entreprises de proximité (U2P). Il faut d'abord prêter à toutes les entreprises pour éviter les fermetures et le chômage. On demande même le droit à un découvert bancaire autorisé avant le décaissement des fonds du PGE afin de payer les salaires."
Conscient du risque de défaillance des entreprises, le président de l'U2P assume : "Même si 3% à 4% d'entreprises ferment, cela n'atteindra jamais des milliards, et ça permettra de sauver le reste des entreprises. C'est mieux que de ne pas prêter d'argent du tout".
Selon une étude du 16 avril menée par la Confédération des PME auprès de 3 400 d'entreprises, 80% des dirigeants interrogés "ont le sentiment d'avoir été soutenus par leur banquier". La même étude nous apprend que 55% des entrepreneurs craignent la faillite de leur entreprise.
* Les prénoms ont été modifiés
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