Pour les restaurateurs qui ont fait faillite, pas de réouverture des terrasses : "J'ai liquidé, la mort dans l'âme"
Les Français ont pu retrouver les terrasses des restaurants, des cafés et des bars pour la première fois depuis sept mois, ce mercredi. Mais pour les patrons qui ont dû déposer le bilan en raison de la crise, la reconstruction est douloureuse.
Les verres s'entrechoquent. Les rires résonnent au-delà des mètres carrés où ils sont cantonnés. Et souvent, les gouttes de pluie s'infiltrent entre les parasols. Pour la seconde fois en un an, la France a entamé son déconfinement, mercredi 19 mai, avec la réouverture partielle des terrasses des bars, des cafés et des restaurants. De l'autre côté du zinc, les patrons de ces établissements ont eux aussi retrouvé leur activité, après sept mois de fermeture et la préparation "angoissante" des derniers jours. Mais pour certains, la liberté retrouvée a un arrière-goût amer. Par manque de trésorerie, en France, des centaines de propriétaires ont dû se résoudre à déposer le bilan durant l'année écoulée. Pour eux, plus de terrasse ni de salle, et plus de clients à servir.
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Entre avril 2020 et avril 2021, 2 023 établissements du secteur de la restauration ont été placés en liquidation judiciaire, selon les chiffres du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC) obtenus par franceinfo. Un nombre bien moins important que durant la même période, l'année précédente, puisque 3 289 établissements avaient alors baissé le rideau. Les aides financières de la crise sanitaire ont donc joué leur rôle de soupape. "Le prêt garanti par l'Etat (PGE), le chômage partiel, le report des charges sociales… Tout ça a fonctionné pour la majorité des entreprises", justifie Sophie Jonval, présidente du CNGTC.
Des difficultés avant le Covid-19
Comment expliquer ces récentes faillites ? Les propriétaires des cafés, bars et restaurants interrogés par franceinfo racontent souvent une histoire similaire : une sortie de route provoquée par des problèmes préexistants à la pandémie de Covid-19, un filet d'aides aux mailles distendues et un timing désastreux.
"Dans certains secteurs géographiques, pas très touristiques ou qui dépendaient de la clientèle d'affaires ou étrangère, ça a été la crise de trop."
Sophie Jonvalprésidente du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce
C'est notamment le cas de Christine*. En 2008, cette quadra dynamique employée dans le secteur administratif décide de lancer, dans une grande capitale régionale, un café spécialement consacré aux familles, elle qui peine à trouver un lieu plaisant à la fois à son ado et à ses jeunes enfants. Les premières années ne sont pas faciles, "il a fallu que le concept fasse ses preuves", mais "en 2017-2018, on commence à prendre un peu d'aisance, on se dit qu'on va y arriver". C'était sans compter la crise des "gilets jaunes". Le centre-ville, marqué par les violences chaque samedi, devient un repoussoir pour les familles. La patronne perd 60% de son chiffre d'affaires en 2019 et doit licencier deux de ses neufs salariés.
En mars 2020, alors que la pandémie de Covid-19 force les commerces à une première fermeture, elle est incapable de payer le loyer de son local. Son propriétaire refuse de faire un geste, et même si elle a placé son équipe en chômage partiel, il lui faut encore avancer les salaires. Le fonds de solidarité, dont elle touche 1 500 euros en avril, ne la soulage pas durablement, et sa demande de prêt bancaire est refusée. Acculée, Christine rend les armes.
"Avant le Covid, j'étais à cloche-pied, mais j'avançais. Les mouvements sociaux m'ont torpillée et l'épidémie a tout arrêté."
Christine, ex-propriétaire d'un caféà franceinfo
En mai 2020, le café est placé en liquidation judiciaire. De son "merveilleux endroit", il ne reste aujourd'hui plus rien : les meubles et le matériel ont été vendus aux enchères.
Mercredi, Hélène et Eric n'ont pas non plus ouvert la brasserie Le café Jean, dont ils étaient les propriétaires dans le centre-ville de Toulouse. Leur restaurant était rentable, mais leur trésorerie a entièrement été consumée par la baisse de leur chiffre d'affaires, entre 2016 et 2019, provoquée par des travaux de voirie à proximité de leur établissement. Alors quand, à l'aube du premier confinement, les deux investisseurs avec qui ils ont acheté le restaurant exigent de leur revendre leurs parts, c'est la douche froide. "On devait trouver 100 000 euros en plein Covid, soupire Hélène. Evidemment, les banques n'ont pas voulu nous prêter d'argent, car on ne savait pas quand l'activité allait redémarrer. Je venais d'accoucher, on avait passé trois ans de travaux avec les épaules bien chargées… Soit on liquidait et on ne devait rien à personne, soit on naviguait à vue", se remémore la trentenaire. En novembre 2020, Le café Jean baisse donc le rideau.
"Continuer, c'était endetter mes enfants"
"Certains restaurateurs ont peut-être jeté l'éponge un peu vite, pensant que les aides n'allaient pas se prolonger et qu'ils allaient se retrouver dans un gouffre financier rapidement, émet Sophie Jonval, du CNGTC. C'est dommage, car ceux qui ont tenu ont bien fait : d'après les chiffres, on voit qu'il y a eu très peu de défaillances au premier trimestre 2021."
Mais comment savoir à partir de quand les soucis financiers deviennent des obstacles insurmontables ? Nombreux sont les professionnels qui ont arrêté avant de trop s'endetter. A la rentrée 2020, alors qu'il a déjà utilisé les 16 000 euros de son PGE, et "après avoir passé l'été à bosser comme un malade", Gérald, 49 ans, décide de placer son bar à vins naturels de La Flèche (Sarthe) en liquidation judiciaire. A l'époque, le gouvernement n'a pas encore annoncé les nouvelles compensations, plus généreuses, du fonds de solidarité, ni évoqué la possibilité d'effacer partiellement la dette des entreprises. "J'ai liquidé la mort dans l'âme, mais pour moi, c'était endetter mes enfants que de continuer", explique l'ancien gérant. Avec le recul, et le renforcement du soutien de l'Etat, "je le regrette en partie".
"Perdre son entreprise, c'est quasiment comme perdre un enfant... Surtout quand on a mis ses tripes dedans."
Gérald, ex-propriétaire du Bar à Z'arts, à La Flècheà franceinfo
"Ce n'est jamais agréable de terminer sur un échec, reconnaît Joëlle, la soixantaine, dont le compagnon était propriétaire du restaurant de cuisine traditionnelle Rive droite, à Alençon (Orne). L'établissement, lui aussi affaibli par la crise des "gilets jaunes", par la perte de sa clientèle britannique liée au Covid-19 et par des difficultés de recrutement, a fermé ses portes début mai 2021, notamment par crainte d'un avenir incertain. "On aurait pu passer la crise, mais pas la reprise, assure cette ancienne chargée de communication. Pour économiser, il nous aurait fallu louer seulement le rez-de-chaussée du bâtiment, ce que le propriétaire a refusé. Et ça aurait été difficile de ne fonctionner qu'avec la terrasse. Sans compter qu'on aurait toujours été exposés à une nouvelle fermeture" en fonction de l'évolution de la pandémie.
"J'ai beaucoup pleuré"
Pas facile pour ces professionnels de rebondir quand tout s'arrête, après des années de labeur souvent sept jours sur sept et les économies d'une vie investies dans un lieu qui ne vous appartient plus. Après la perte de son café pensé pour les enfants, il y a un an, Christine a "beaucoup pleuré". "Je suis passée d'une personne pleine de vie, d'énergie, qui a toujours la banane, à quelqu'un de vide qui veut juste être tout seul", lâche-t-elle à travers les larmes. Aujourd'hui, elle "essaie de se reconstruire" grâce à l'aide d'une psychologue. Elle a retrouvé un travail dans la restauration, mais envisage de se reconvertir pour ne plus se retrouver face à son ancienne clientèle.
"Je n'ai plus, mais alors plus du tout, l'envie de travailler dans ce secteur-là. C'est trop lourd."
Christine, ex-propriétaire d'un caféà franceinfo
Au contraire, la mauvaise expérience toulousaine d'Hélène n'a rien entamé de sa passion pour la restauration. Elle a repris un emploi de serveuse, "en attendant de pouvoir mettre de l'argent de côté" pour monter une nouvelle affaire.
De son côté, Gérald, le gérant du bar à vins naturels, n'a pas traîné : lui et son ancienne compagne ont racheté un commerce fermé depuis des années dans leur commune afin de le transformer en bar. Les plans sont prêts, et le quadra espère bien pouvoir ouvrir à l'automne 2021. "Ça s'appellera Le chat parti, glisse-t-il dans un sourire. Car quand le chat est parti, les souris dansent." Un peu comme avec l'épidémie, finalement.
* Le prénom a été modifié à la demande de la personne interrogée.
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