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Covid-19 : pourquoi le roman "1984" de George Orwell est-il si souvent cité pour critiquer les mesures sanitaires ?

AprĂšs l'instauration d'un couvre-feu dans plusieurs mĂ©tropoles françaises, une fausse citation du roman d'anticipation a circulĂ© sur les rĂ©seaux sociaux.

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
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Un homme porte un masque avec l'inscription "Covid 1984" lors d'une manifestation Ă  Madrid, le 13 juin 2020. (MARCOS DEL MAZO / LIGHTROCKET / GETTY IMAGES)

Novlangue", "Big Brother", "double-pensĂ©e"
 Quand Emmanuel Macron a annoncĂ© l'instauration d'un couvre-feu dans neuf mĂ©tropoles, jeudi 15 octobre, plusieurs personnalitĂ©s françaises et anonymes ont brandi des rĂ©fĂ©rences au roman 1984 de George Orwell. Tout autour du monde, dans des manifestations, l'Ă©crivain britannique et son Ɠuvre la plus cĂ©lĂšbre sont devenus le symbole de l'opposition aux rĂ©ponses gouvernementales Ă  l'Ă©pidĂ©mie de Covid-19.

Selon ceux qui y font rĂ©fĂ©rence, la pandĂ©mie a conduit certains Etats Ă  agir comme le "Big Brother" du roman dystopique, cachant la vĂ©ritĂ©, restreignant les libertĂ©s et utilisant la force pour empĂȘcher les populations de rĂ©agir. Ces comparaisons sont-elles vraiment pertinentes ?

Une satire, pas une prophétie

Retour en 1948. Lorsque George Orwell Ă©crit son roman d'anticipation, la Guerre froide divise le monde en deux blocs : les Etats-Unis et leurs alliĂ©s de l'Ouest, contre l'URSS et ses Etats satellites. Dans ce contexte, l'Ă©crivain imagine OcĂ©ania, un immense pays qu'il plonge dans un futur proche, en 1984 (84 Ă©tant obtenu en inversant les chiffres de 48), et qu'il confie Ă  un rĂ©gime totalitaire. L'Etat, via le Parti, surveille ses habitants, leurs pensĂ©es et leurs actes, tandis que des messages de propagande sont diffusĂ©s en continu dans les rues et jusque dans les maisons. Winston Smith, le personnage principal, est employĂ© du ministĂšre de la VĂ©ritĂ©, oĂč il est chargĂ© de rĂ©Ă©crire l'histoire afin de propager le rĂ©cit des autoritĂ©s.

Image extraite du film "1984" de Michael Anderson, sorti en 1956. (MARY EVANS/SIPA)

"Lorsque George Orwell Ă©crit ce roman, il dĂ©crit ce qu'il voit et ce qu'il ressent du monde Ă  son Ă©poque", contextualise Philippe Jaworski, professeur Ă©mĂ©rite de littĂ©rature amĂ©ricaine Ă  l'universitĂ© Paris-Diderot, Ă©diteur et traducteur de l'Ɠuvre de George Orwell pour la PlĂ©iade. Quand il observe ce qui se passe en URSS, le Britannique voit "la dictature stalinienne, la rĂ©duction en esclavage des individus, l'interdiction de la libertĂ© d'expression, la torture, la rĂ©Ă©ducation des esprits..." Aucune volontĂ© de prĂ©diction dans son texte : George Orwell "n'est pas un prophĂšte, c'est un pamphlĂ©taire. Il Ă©crit '1984' parce qu'il est scandalisĂ© par la terreur stalinienne".

"'1984' est un roman politique, une satire qui pousse au maximum la logique du stalinisme."

Philippe Jaworski

Ă  franceinfo

George Orwell s'inspire Ă©galement de la guerre civile espagnole (1936-1939), oĂč il a combattu, auprĂšs du Parti ouvrier d'unification marxiste (Poum). A son retour en Angleterre, il constate que "le Parti communiste espagnol, sur ordre de Staline, a fait exĂ©cuter les anarchistes et leurs alliĂ©s du Poum et l'a cachĂ© en dictant des mensonges Ă  la presse anglaise, via les partis de gauche anglais", explique Kevin Boucaud-Victoire, journaliste et auteur de George Orwell : Ă©crivain des gens ordinaires (2018).

Tout au long de 1984, George Orwell dĂ©crit le type de sociĂ©tĂ© qui pourrait advenir si ces pratiques devenaient la norme. "Pour lui, cette mentalitĂ© gagne plus facilement les classes sociales cultivĂ©es et les experts que les gens ordinaires", relĂšve l'Ă©diteur Thierry Discepolo, prĂ©facier d'une traduction de 1984 à paraĂźtre. Orwell a observĂ© lui-mĂȘme cette tendance "dans les annĂ©es 1930, au sein de l'Ă©lite intellectuelle anglaise, de gauche comme de droite". "Dans '1984', il imagine Ă  quoi pourrait ressembler un monde oĂč toute pensĂ©e serait rĂ©ellement l'expression de l'idĂ©ologie de la classe dominante."

Dominer par le langage et la surveillance

Parmi les mĂ©thodes du Parti pour renforcer son pouvoir et contrĂŽler les esprits, il y a le "novlangue" ("newspeak" dans la version originale du roman), qui remplace l'anglais standard (oldspeak). Le "novlangue" occupe une fonction prĂ©cise : appauvrir la langue pour empĂȘcher toute pensĂ©e critique, toute opposition, d'ĂȘtre formulĂ©e, dite ou Ă©crite. "Nous dĂ©truisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu'Ă  l'os", explique le personnage Syme, chargĂ© d'Ă©crire la onziĂšme Ă©dition du dictionnaire novlangue.

"Pour Orwell, la dĂ©shumanisation passe par la perte du langage, qui est constitutif de l'espĂšce humaine", analyse la romanciĂšre et essayiste Isabelle Jarry, autrice de George Orwell : 100 ans d'anticipation. Dans 1984, la langue est mĂȘme "considĂ©rĂ©e comme l'outil le plus efficace de domination, mais aussi de privation de libertĂ©". Le "novlangue" produit un autre concept : la "double-pensĂ©e", qui permet de soutenir simultanĂ©ment deux idĂ©es contradictoires. En tĂ©moignent les slogans du "ministĂšre de la VĂ©ritĂ©" : "La guerre, c'est la paix", "La libertĂ©, c'est l'esclavage", "L'ignorance, c'est la force".

Extrait du film "1984" de Michael Anderson, sorti en 1956. (MARY EVANS/SIPA)

InspirĂ© par les techniques de surveillance de l'URSS, George Orwell imagine "Big Brother", chef du Parti, reprĂ©sentĂ© par un homme portant une moustache noire. Son visage au regard fixe est prĂ©sent sur toutes les affiches de propagande, sur les Ă©crans Ă  l'intĂ©rieur des foyers, avec toujours la mĂȘme mise en garde : "Big Brother vous regarde." Ce chef totalitaire interdit tout plaisir, toute libertĂ©, toute relation amoureuse et ne s'en cache pas. "Nous abolirons l'orgasme (...) Il n'y aura plus de loyautĂ© qu'envers le Parti, il n'y aura plus d'amour que l'amour Ă©prouvĂ© pour Big Brother. Il n'y aura plus de rire que le rire de triomphe provoquĂ© par la dĂ©faite d'un ennemi. Il n'y aura ni art, ni littĂ©rature, ni science", explique O'Brien, membre du "Parti", Ă  Winston Smith.

"On l'utilise comme un clin d'Ɠil"

Surveillance, privation de libertĂ©s, pouvoir totalitaire
 Les thĂšmes dĂ©veloppĂ©s dans 1984 rĂ©sonnent, pour certains, avec le monde Ă  l'Ăšre du Covid-19. Sur Google, les recherches liĂ©es Ă  1984 avaient dĂ©jĂ  explosé aprĂšs l'annonce du confinement, le 16 mars. Sur les rĂ©seaux sociaux, la maladie est dĂ©sormais rebaptisĂ©e d'un hashtag #Covid1984. "Les chiffres sont faux, les tests sont des conneries et les masques ne fonctionnent pas, rĂ©sister #Covid1984", Ă©crit une internaute sur Twitter. "Quand on veut tuer son chien, on dit qu'il a la rage, quand on veut tuer l'Ă©conomie, on dit qu'il y a le covid #Covid1984", Ă©crit un autre.

"Ce hashtag, on l'utilise comme un clin d'Ɠil pour attirer les gens, pour titiller les cerveaux sur la 'technopolice' qui est en train de s'installer en France", affirme un administrateur du compte Cerveaux non disponibles Ă  franceinfo. Pour lui, "sous prĂ©texte de sĂ©curitĂ© ou de santĂ©, on va mettre en place des mĂ©canismes de surveillance – attestation, traçage –, de punition, de contrĂŽle de nos vies. C'est l'accumulation de ces mesures et la maniĂšre de les appliquer qui sont problĂ©matiques."

"Quand on utilise #Covid1984, c'est au-delĂ  de l'Ɠuvre en elle-mĂȘme. C'est tout ce qu'elle reprĂ©sente dans l'inconscient collectif : la rĂ©duction de nos libertĂ©s."

un administrateur de "Cerveaux non disponibles"

Ă  franceinfo

Les personnalitĂ©s politiques ne sont pas en reste. Le prĂ©sident de Debout la France, Nicolas Dupont-Aignan, a partagĂ© une fausse citation du roman d'Orwell, avant de la supprimer : "En-dehors du travail, tout sera interdit. Marcher dans les rues, se distraire, chanter, danser
" Olivier Besancenot, ancien candidat du NPA Ă  la prĂ©sidentielle, a repris un extrait de l'ouvrage, authentique celui-ci : "Dans notre monde, il n'y aura pas d'autres Ă©motions que la crainte, la rage (...) et l'humiliation."

En mai, lors des dĂ©bats sur l'application StopCovid, le chef de file des Ă©lus LR Damien Abad dĂ©nonçait un "pas de plus, mĂȘme prudent" vers une sociĂ©tĂ© "orwellienne". Dans une interview au Parisien, l'eurodĂ©putĂ© LREM StĂ©phane SĂ©journĂ© mettait Ă  son tour en en garde : "Il est faux de penser que Big Brother peut nous sauver."

Un emblĂšme de la culture populaire

Au-delà de la pandémie, l'ouvrage connaßt réguliÚrement des pics de recherches ou de popularité. En 2017, aprÚs l'investiture de Donald Trump, les ventes de 1984 ont bondi sur Amazon, rappelle Le Figaro. Pour protester contre cette élection et un gouvernement "qui construit ses propres faits", quelque 200 cinémas à travers le monde ont projeté le film 1984 de Michael Radford (sorti en 1984).

"Ce roman est entré dans la culture populaire, c'est un phénomÚne assez exceptionnel que je ne suis pas sûr de comprendre, admet Philippe Jaworski. Ce qui me surprend le plus, c'est que lorsque le roman est sorti en 1949, les gens réagissaient exactement comme aujourd'hui ! Ils avaient le sentiment d'avoir en face d'eux quelque chose de terrifiant à venir." Pourtant, le contexte de l'écriture de 1984 n'a rien à voir avec celui d'aujourd'hui. 

"Pour lui, les dictatures les plus redoutables sont politiques. Mais aujourd'hui, on s'aperçoit qu'il y a d'autres pouvoirs qui peuvent contrÎler nos vies, nos pensées, qui sont technologiques, ou financiers, comme les Gafa. George Orwell n'avait pas du tout pensé à ça, assure Philippe Jaworski. Il était terriblement tributaire de son temps. Il n'avait pas l'imagination pour se projeter dans des techniques de surveillance plus sophistiquées ou mondialisées."

Manifestation contre l'espionage de la NSA en Allemagne, Ă  Francfort, le 27 juillet 2013. (NURPHOTO / CORBIS HISTORICAL/ GETTY IMAGES)

Toute allusion Ă  une pandĂ©mie mondiale est Ă©galement absente de 1984. "On a peut-ĂȘtre des points communs, comme les restrictions de liberté : fermeture des salles de sport, fin des sorties, la question des donnĂ©es avec StopCovid
 Mais on est loin de vivre sous Big Brother, on n'est pas dans un rĂ©gime de destruction de la vĂ©ritĂ©, de contrĂŽle de la pensĂ©e", nuance Kevin Boucaud-Victoire, qui estime que l'auteur britannique, Ă©tudiĂ© Ă  l'Ă©cole, connu de tous, est plutĂŽt devenu une sorte d'argument d'autoritĂ© pour dĂ©noncer des abus de pouvoir.

"Les images utilisĂ©es dans '1984' sont si fortes qu'elles imprĂšgnent notre imaginaire, notre inconscient collectif au-delĂ  de l'Ɠuvre. C'est ça, la force de la littĂ©rature."

Isabelle Jarry, romanciĂšre

Ă  franceinfo

Dans l'appendice de 1984, George Orwell laisse deviner, en parlant d'OcĂ©ania et du "novlangue" au passĂ©, qu'en fin de compte, le rĂ©gime a Ă©chouĂ©. "Il n'explique pas comment, il ne donne pas de rĂ©ponse", raconte Philippe Jaworski. Au contraire mĂȘme, l'Ă©crivain appelle les lecteurs "Ă  trouver les moyens de rĂ©sistance avec une question : 'Pourquoi acceptez-vous ce qui vous paraĂźt inacceptable ?'" Une interrogation "finalement intemporelle", pour Philippe Jaworski.

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