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Coronavirus : a-t-on raison de douter du nombre de morts annoncé par la Chine ?

Article rédigé par Louis San, Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Un homme tient un portrait d'une proche défunte devant un cimetière de Wuhan, le 31 mars 2020, peu après que les habitants ont commencé à récupérer les cendres des personnes mortes lors de la période de confinement. (HECTOR RETAMAL / AFP)

De plus en plus de voix s'élèvent pour interroger le nombre de victimes du virus dans le pays foyer de l'épidémie, alors que la ville de Wuhan s'apprête à lever son confinement et que le bilan flambe en Europe.

La Chine a-t-elle menti ? Le pays d'où est partie la pandémie de coronavirus est accusé d'avoir volontairement minimisé le nombre de morts liés au Covid-19. "On n'a pas sous-estimé (...) C'est très précis", a rétorqué, mardi 31 mars, Lu Shaye, l'ambassadeur de Chine en France, indiquant que l'épidémie avait fait 3 305 morts en Chine continentale dont 2 500 à Wuhan, le premier épicentre de la crise sanitaire.

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Franceinfo détaille les différents éléments qui permettent de douter raisonnablement du bilan avancé par Pékin.

Oui, les chiffres sont (très) surprenants

Avec 3 305 morts dans toute la Chine continentale et 2 500 à Wuhan, la Chine est loin derrière les pays européens. Jeudi 2 avril, l'Italie, le pays le plus durement touché, comptait plus de 13 000 morts en un peu plus d'un mois alors que la Chine est 20 fois plus peuplée. L'Espagne, deuxième pays le plus touché selon les chiffres connus, a passé la barre des 9 000 morts. La France, elle, a recensé plus de 4 000 décès à l'hôpital. Un chiffre proche des Etats-Unis, qui dénombrent 5 000 morts, alors que le pic n'a pas été atteint.

"Il y avait une mortalité annoncée par les Chinois qui, à mon avis, a été certainement sous-estimée. On a beaucoup de mal à croire qu'un pays, même avec des mesures de confinement, ait si peu de morts", a estimé sur Europe 1 Patrick Berche, professeur émérite de microbiologie et ancien directeur de l'Institut Pasteur. Les autorités chinoises ont "probablement caché la vraie mortalité parce que 3 000 morts, quand on voit ce qui se passe en Italie ou en Espagne, on a du mal à le croire", a renchéri sur LCI Karine Lacombe, infectiologue à l'hôpital Saint-Antoine de Paris.

Carine Milcent, chercheuse au CNRS et spécialiste des systèmes de santé, notamment celui de la Chine, s'étonne, elle, du faible nombre de morts en dehors de la province du Hubei, dont Wuhan est la capitale. Même si la région a été mise sous cloche à la fin janvier, "je suis surprise par leur capacité à avoir restreint l'expansion de [l'épidémie]. Ça, je ne sais pas l'expliquer".

Au-delà du nombre de morts, d'autres données ont interpellé les scientifiques. "Ce qui s'est passé en Italie a tiré la sonnette d'alarme et réveillé un peu tout le monde", relève auprès de franceinfo Pascal Crépey, épidémiologiste à l'Ecole des hautes études en santé publique.

La gravité de ce que l'on voit en Italie est sans commune mesure avec ce que l'on a vu en Chine.

Pascal Crepey, épidémiologiste

à franceinfo

"Ce qui nous a inquiétés en regardant les données italiennes, c'est le taux d'admission en réanimation des malades", précise-t-il. Les autorités italiennes ont recensé 19% de cas critiques (ce qui correspond plus ou moins aux hospitalisations en réanimation), détaille le scientifique, alors que sur les premiers 44 000 cas confirmés en Chine, la proportion de cas "critiques" était de seulement 4,7%. "Evidemment, la définition de 'cas critiques' n'est pas forcément la même. Néanmoins, cela nous a alertés sur le fait qu'on ne pouvait pas transposer directement ce qui se passait en Chine pour imaginer ce qui pourrait se passer en Europe", explique-t-il.

Difficile à dire, avec les photos de remises d'urnes

Depuis le 23 mars, des proches d'habitants morts lors des deux mois de confinement à Wuhan ont été invités à aller chercher leurs cendres. Et l'ampleur de l'affluence a surpris, notamment sur une photo de la file d'attente devant le funérarium de Hankou le 25 mars, partagée sur les réseaux sociaux. Le site Caixin, une des sources d'informations chinoises les plus libres sur l'épidémie, décrit dans un reportage une attente de six heures dans cet établissement ce jour-là.

Plus intrigant encore : Caixin a assisté à une livraison d'urnes. Le livreur leur a expliqué transporter 2 500 réceptacles, et en avoir livré autant la veille. Une photo prise dans l'établissement montre cette fois 3 500 urnes empilées dans des cartons. Le site rapporte également les propos anonymes d'un employé du crématorium, qui explique qu'au plus fort de l'épidémie, en février, il a travaillé jusqu'à 19 heures par jour.

De quoi déclencher une vague de spéculation sur les réseaux sociaux chinois. Extrapolant à partir des chiffres de Caixin, des internautes ont estimé à 3 500 le nombre d'urnes remises quotidiennement à Wuhan, raconte le site américain Radio Free Asia. Cette distribution étant censée durer du 23 mars au 5 avril, ils en déduisent qu'il y a plus de 40 000 urnes à distribuer, et donc autant de morts en deux mois de confinement. Bien au-delà du bilan officiel, même en tenant compte des habitants morts d'autres causes, dont le nombre n'est pas négligeable. Selon Le Figaro, en 2019, 14 700 crémations avaient été enregistrées durant tout le premier trimestre à Wuhan. Mardi, sur BFMTV, l'ambassadeur chinois en France a estimé à environ 10 000 personnes la mortalité non liée au virus lors de ces deux mois.

Sans davantage d'éléments, difficile de trancher. Les bilans avancés par des internautes reposent sur l'hypothèse, non vérifiée à notre connaissance, que le crématorium aurait fonctionné 19 heures par jour en permanence. Et que le rythme de distribution des urnes et l'affluence sont identiques dans les huit funérariums de la ville et le resteront pendant deux semaines, ce qui n'est pas non plus certain. Le correspondant de France 24 en Chine, Antoine Védeilhé, explique à franceinfo.fr avoir, par ses propres sources locales, la confirmation que la forte affluence concerne au moins trois des huit établissements. Mais Gaël Caron, journaliste de France 2 à Wuhan, explique sur Twitter qu'il n'y avait "pas foule" quand il s'est rendu devant un quatrième funérarium lundi.

De plus, selon Caixin, les personnes sur place ont pu choisir leur réceptacle entre trois modèles de couleur différente avant qu'il soit rempli des cendres du défunt. Ce qui suggère que le nombre d'urnes ne correspond pas forcément au nombre de morts.

Les témoignages en provenance de Wuhan font en revanche état d'une certaine fébrilité des autorités autour de la remise de ces cendres. "Il y avait une très importante présence policière, qui nous a demandé très vite d'arrêter de filmer", a expliqué Arnault Miguet, l'autre journaliste de France télévisions présent à Wuhan, dans "C à Vous". Les proches venus récupérer les urnes sont systématiquement accompagnés de membres de leur comité de quartier (ce qui explique aussi en partie la foule), et l'une d'elles a raconté à Antoine Védeilhé qu'on lui avait défendu d'utiliser son téléphone près du funérarium. Pour autant, aucun de ces éléments ne suffisent à prouver avec certitude que le véritable bilan de l'épidémie à Wuhan est tronqué.

Oui, la Chine a l'habitude de s'arranger avec la réalité

Si la suspicion pèse sur la Chine, c'est aussi parce que le pays n'est pas un modèle de transparence. "Chaque trimestre, quand elle publie les chiffres de sa croissance, tous les experts disent qu'ils sont à prendre avec des pincettes", rappelle Antoine Védeilhé. "Pourquoi serait-elle plus fiable au sujet du nombre de morts d'une pandémie ?", interroge le journaliste. Cette communication répond à une logique de politique intérieure : les autorités chinoises gèrent une vaste population "en cherchant à contenir leur affolement" et le risque de débordements qui l'accompagne. Ce qui amène la Chine à régulièrement minimiser les bilans des catastrophes (séismes, inondations, incendies, épidémies,...).

Il est évident qu'ils se positionnent comme une alternative au modèle américain, et qu'ils communiquent par rapport à ça, il y a forcément des choses que l'on ne sait pas.

Carine Milcent, spécialiste des systèmes de santé au CNRS

La communication de la Chine a en effet un enjeu géopolitique. "Plus vous allez avoir de morts dans le monde, surtout aux Etats-Unis, plus vous allez avoir une bataille de chiffres", abonde Antoine Bondaz. Il s'attend à voir la Chine utiliser ce faible bilan revendiqué pour vanter sa meilleure gestion de la crise que les Etats-Unis, et mettre en valeur son modèle politique. Mais Washington est déjà prêt à riposter : Bloomberg (en anglais) a dévoilé mercredi les conclusions d'un rapport des renseignement américains, selon lequel les chiffres chinois sur le coronavirus sont faux et intentionnellement incomplets. Le gouvernement britannique a également taclé Pékin, lui reprochant cette fois d'avoir manqué de transparence dans sa communication sur "l'ampleur, la nature, l'infectiosité" de la maladie. Le quai d'Orsay, lui, n'a pas donné suite aux sollicitations de franceinfo pour commenter les informations transmises par les autorités chinoises.

Des doutes sur la transparence chinoise étaient partagés à travers le monde, dès le début, en janvier. Mais la Chine a montré des signaux rassurants. Après l'épidémie de Sras, en 2003, caractérisée par une forte rétention de l'information de la part de Pékin, "il y avait une suspicion d'emblée, mais les autorités chinoises ont ouvert leurs portes relativement rapidement en jouant la transparence", remarque Pascal Crepey. Sauf que depuis, plusieurs journaux, dont le quotidien suisse Le Temps, ont montré que l'épidémie avait en réalité débuté en novembre et non en décembre, comme l'assure la version officielle chinoise.

Dans son opération transparence, Pékin a reconnu des manquements. Le gouvernement central a limogé, le 11 février, deux hauts responsables du Hubei critiqués pour leur gestion de la crise. Fait rare en Chine, un dirigeant, le secrétaire du PCC pour la ville de Wuhan, avait reconnu des erreurs à la télévision d'Etat à une heure de grande écoute. Néanmoins, cette transparence semble avoir ses limites puisque la censure bat son plein. Pékin mène une "guerre de l'information" sans merci sur les réseaux sociaux et plusieurs lanceurs d'alerte ont disparu ou sont réduits au silence.

Peut-être, mais la Chine aura dans tous les cas du mal à établir un décompte exact

En France aussi, le bilan officiel de l'épidémie fait débat : le décompte annoncé chaque soir ne comprend que les morts survenues à l'hôpital. Ce mode de calcul, parfois critiqué, rappelle la difficulté d'établir la mortalité d'une épidémie en temps réel, même sans volonté de l'occulter. "On peut se dire qu'en Chine, ils ont certainement eu le même problème, estime Pascal Crepey. Une fois que les capacités de test et que les capacités hospitalières sont dépassées, le nombre de cas sévères et le nombre de morts débordent et ne sont pas comptés."

Selon Carine Milcent, spécialiste des systèmes de santé au CNRS, certaines caractéristiques du système chinois compliquent l'établissement d'un bilan. Les malades se tournent moins systématiquement vers les hôpitaux qu'en France, notamment parce que tous les soins ne sont pas remboursés.

Des gens en Chine ont pu mourir de cette épidémie sans se rendre dans les hôpitaux.

Carine Milcent, spécialiste des systèmes de santé au CNRS

à franceinfo

Surtout, contrairement à la France, la Chine n'a pas de système "de centralisation des données" ni de méthodes de calcul entre les différents hôpitaux, dont la taille et le niveau sont par ailleurs variables. Rien n'assure qu'ils décomptent tous de la même manière les morts du Covid-19, notamment "pour les morts de personnes qui avaient plusieurs pathologies, que l'on pourra attribuer à différentes causes". Et la Chine n'est pas transparente sur la façon dont sont établies ses statistiques sanitaires. Impossible, donc, d'obtenir un bilan "dont le calcul a été unifié sur tout le territoire chinois" ni de s'assurer qu'il est comparable avec celui de l'Italie ou de la France. Tout bilan parfait est illusoire mais "le chiffre chinois rentre dans un intervalle de vérité très large, sûrement beaucoup plus qu'en France", résume Carine Milcent. Qu'on le pense falsifié ou non.

Mercredi 1er avril, la Chine a d'ailleurs révisé un de ses bilans, celui du nombre de cas dépistés dans le pays. Elle y a ajouté les personnes testées positives sans présenter de symptômes — 1 367, selon les autorités. Une reconnaissance implicite que le bilan officiel était jusque-là imparfait. Celui des morts peut-il évoluer ? Rien n'est moins sûr. Antoine Bondaz y voit potentiellement un "contre-feu" pour mettre fin aux soupçons, et "mettre en scène l'idée que la Chine est capable de revenir, de façon transparente, sur les chiffres qu'elle a annoncés". Rien ne dit, pour autant, que l'on saura un jour exactement combien de Chinois ont succombé au Covid-19. Ni comment ce chiffre a été établi.

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