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Covid-19 : pour éviter un "Tchernobyl chinois", Pékin mène une "guerre de l'information" sur les réseaux sociaux

Le gouvernement chinois a lancé une vaste opération de propagande dans le but de faire taire toute contestation au sujet de la gestion de l'épidémie de coronavirus. Pour exprimer leur colère, de nombreux Chinois tentent d'éviter la censure en ligne.

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Une femme portant un masque, dans une rue de Pékin (Chine), le 13 février 2020.  (KOKI KATAOKA / AFP)

"La censure est partout." Lorsqu'il échange avec des journalistes sur les réseaux sociaux, Xian* est extrêmement précautionneux. Pour se connecter sur Facebook ou Twitter – deux réseaux sociaux interdits en Chine – cet habitant de Wuhan utilise un VPN, un logiciel qui permet de le géolocaliser dans un autre pays. Surtout, il supprime systématiquement ses messages, pourtant échangés via une messagerie privée, seulement quelques minutes après les avoir envoyés. "Avec la loi chinoise, de tels propos peuvent entraîner jusqu'à 15 ans de prison, mais je le dis : le gouvernement veut cacher la vérité sur le coronavirus", accuse-t-il.

Comme des millions de Chinois, Xian reproche à son gouvernement de ne pas avoir agi assez tôt face à l'épidémie de coronavirus Covid-19 (anciennement appelé 2019-nCoV). Pour exprimer sa colère sur les réseaux sociaux, tout en évitant la censure, le Wuhanais a publié une image de la série américaine Chernobyl. Le visuel reprend les derniers mots du physicien soviétique Valeri Legassov, célèbre pour avoir révélé au monde l'ampleur de la catastrophe nucléaire de 1986, que tentait de dissimuler l'administration Gorbatchev. Cet accident historique avait révélé les failles du centralisme soviétique et amorcé le délitement du régime, trois ans plus tard, comme l'explique le Wall Street Journal (article en anglais et payant). 

Capture d'écran d'une image postée par Xian, Wuhanais interrogé par franceinfo, sur les réseaux sociaux.  (FRANCEINFO)

"Quelles sont les conséquences des mensonges ? Ce n'est pas que nous les confondrons avec la vérité. Le vrai danger, c'est qu'à force d'entendre des mensonges, nous ne serons plus du tout capables de reconnaître la vérité", peut-on lire sur l'image.

Un lanceur d'alerte érigé au rang de martyr

Les références à la série de HBO ont envahi les réseaux sociaux chinois, de nombreux internautes comparant le sacrifice de Valeri Legassov – qui s'est pendu après avoir laissé un témoignage audio dénonçant les pressions des autorités soviétiques – à celui de Li Wenliang. L'ophtalmologue de 34 ans a, pour sa part, succombé au Covid-19 qu'il a contracté au contact des patients de l'hôpital central de Wuhan. Il a surtout été le premier à révéler publiquement l'épidémie.

Dès le 30 décembre, soit trois semaines avant que le Covid-19 fasse les gros titres partout dans le monde, il alerte de la propagation d'une "pneumonie d'origine inconnue" sur l'application WeChat, l'équivalent chinois de Facebook. Les messages sont publiés au sein d'un groupe d'anciens étudiants en médecine, mais ils fuitent publiquement et sont rapidement repérés par les autorités.

Li Wenliang est arrêté par la police locale pour avoir répandu de "fausses rumeurs". Questionné pendant plusieurs heures, il est contraint de signer un procès-verbal où il reconnaît avoir "perturbé l'ordre social". L'explosion de l'épidémie, dont le dernier bilan officiel, dimanche 16 février, fait état de près de 1 700 morts et de plus de 68 000 cas de contamination en Chine, a prouvé au monde qu'il disait vrai. 

"Trouver des coupables"

Sa mort, annoncée par les autorités chinoises le 7 février, l'érige au rang de martyr. Pour des millions de Chinois, le lanceur d'alerte devient un "héros" qui a payé de sa vie ses révélations que voulait taire le pouvoir chinois. Pointées du doigt, les autorités locales ont fait leur mea-culpa. "Si j'avais pris plus tôt des mesures fortes de restrictions, le résultat aurait été meilleur", reconnaît, en direct à la télévision, le secrétaire du Parti communiste chinois à Wuhan, Ma Guoqiang. Il a depuis été démis de ses fonctions, tout comme Jiang Chaoliang, le plus haut responsable du parti dans le Hubei (la province de Wuhan), et deux hauts responsables locaux du ministère de la Santé.

"Face à une telle crise, il fallait trouver des coupables et le pouvoir central a décidé de faire porter le chapeau au gouvernement local. Il s'est passé la même chose en 2003, pendant le Sras", analyse Jean-Philippe Béja, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste de la Chine.

Tout le monde sait cependant que, dans ce genre de situation de crise, rien ne se fait sans l'accord de Pékin. Les Chinois ne sont pas dupes.

Jean-Philippe Béja, professeur émérite au CNRS

à franceinfo

Les têtes tombées ne suffisent pas à calmer la colère qui gronde. Les réseaux sociaux deviennent le lieu d'une contestation inédite en Chine, malgré une surveillance d'internet sans commune mesure dans le monde. Le soir de la mort de Li Wenliang, le 6 février, la plateforme WeChat est envahie par les portraits du médecin portant un appareil respiratoire"Il n'y aura plus de mensonges au paradis", grognent des centaines d'internautes.

Des universitaires pékinois publient une lettre ouverte réclamant de faire du 6 février une "journée nationale de la liberté d'expression". Et sur Weibo (l'équivalent chinois de Twitter), le mot-dièse "Je veux la liberté d'expression" – inimaginable jusque-là sur le réseau – explose en quelques heures. 

Les messages comportant ce mot-dièse restent en ligne toute la nuit, avant d'être effacés le matin venu. "C'est étonnant, car les messages contestataires sont habituellement supprimés quasi instantanément", remarque Jean-Philippe Béja. En Chine, le système de censure en ligne s'établit sur deux niveaux. D'abord, les algorithmes des principaux réseaux sociaux – WeChat, Weibo et Douyin, qu'on appelle TikTok en Europe – bloquent automatiquement les messages comportant des "mots sensibles", édictés par le gouvernement. Les contenus "problématiques" qui parviennent à passer ce filtrage sont ensuite traqués par une armée de censeurs, qui les suppriment un à un.

"Il se dit qu'il y a des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de personnes, payées pour scruter les réseaux sociaux, explique Jean-Philippe Béja. Après la mort de Li Wenliang, il est probable que Pékin ait souhaité laisser temporairement les gens exprimer leur tristesse de façon à établir une sorte de soupape de sécurité. Mais dès que l'émotion a laissé place aux appels en faveur d'une plus ample liberté d'expression, la censure a été rétablie de façon extrêmement stricte".

"Les chansons des hommes en colère"

Pour contourner le système de censure, les internautes chinois ont recours à la pop culture. En plus des multiples références à la série Chernobyl, de nombreux Chinois ont utilisé la chanson Do You Hear the People Sing, issue du film britannique Les Misérablespour faire passer leur message sur les réseaux sociaux. 

Le morceau, chanté par les personnages du film pour appeler à un soulèvement contre la monarchie française, a été l'un des hymnes du mouvement pro-démocratie qui a secoué Hong Kong en 2014. Ses paroles continuent de trouver une résonance certaine avec la crise actuelle : "Do you hear the people sing? / Singing the songs of angry men / It is the music of the people / Who will not be slaves again" (en français "Entendez-vous les gens chanter ?/ Chanter les chansons des hommes en colère / C'est la musique du peuple / Qui ne sera plus réduit à l'esclavage").

Capture d'écran d'un message (anonymisé) posté sur Weibo par un internaute, le 12 février 2020, reprenant une scène du film "Les Misérables".  (WEIBO)

Beaucoup d'extraits du film ont résisté à la censure sur la plateforme Weibo. D'autres posts, trop explicites, ont été supprimés, comme ce message repéré par le site Quartz (en anglais) où l'auteur affirmait : "Ma bouche est-elle scellée ? Je peux encore rugir en silence !". Le lien renvoie désormais vers un message d'erreur "404". Pour moquer cette purge, de nombreux internautes partagent désormais la formule suivante sur les réseaux sociaux chinois : "404+404+404+404+404=2020".

Capture d'écran d'un message (anonymisé) posté sur Weibo pour dénoncer la censure. (WEIBO)

"Ils veulent le faire taire"

"Les gens protestent comme ils peuvent sur les réseaux sociaux, regrette Xian, le cyber-activiste de Wuhan qui se cache derrière un VPN. Si nous nous exprimons de la façon dont nous le souhaitons, nous risquons la prison. Vous avez vu ce qui est arrivé à Chen Qiushi ?" Ce jeune avocat, qui s'était reconverti en journaliste indépendant au moment des manifestations à Hong Kong, s'est rendu à Wuhan il y a quelques semaines afin de documenter l'épidémie. Il a disparu le 6 février.

Capture d'écran d'une vidéo postée par le journaliste Chen Qiushi, le 4 février 2020, deux jours avant sa disparition à Wuhan (Chine).  (TWITTER)

Sans nouvelles depuis plusieurs jours, ses proches ont finalement appris qu'il avait été placé en quarantaine forcée par les autorités pour avoir passé trop de temps dans les hôpitaux de la ville. "Je ne pense pas que ce soit la vraie raison, raconte à franceinfo l'un de ses amis qui milite en ligne pour sa libération. Je lui ai parlé juste avant qu'il disparaisse et il était en bonne santé (...) Ils veulent juste le faire taire. Je suis très inquiet."

"Montrer l'unité du peuple face au virus"

Ce tour de vis autoritaire, qui tranche avec la transparence revendiquée par Pékin au début de la crise sanitaire, s'est accompagné d'une vaste opération de communication. Selon l'agence Chine nouvelle, le ministère de la propagande a envoyé 300 journalistes à Wuhan pour "raconter les histoires émouvantes des gens qui combattent le virus (…) et montrer l'unité du peuple chinois face au virus". 

Les réseaux sociaux ont aussi été inondés de messages positifs, vantant l'action du Parti communiste chinois et des autorités médicales pour contenir l'épidémie. Sur Douyin, des vidéos montrent des habitants de Wuhan en quarantaine en train de chanter l'hymne national à leur fenêtre ou des médecins entonnant à leurs patients un célèbre chant de propagande chinois : "Sans le parti communiste, il n'y aura pas de Chine nouvelle". 

"C'est une véritable guerre de l'information. Le gouvernement chinois met tous les moyens à sa disposition pour balayer les critiques sur sa gestion de la crise sanitaire. Ce n'est pas sans rappeler la propagande du pouvoir soviétique après la catastrophe de Tchernobyl", conclut Jean-Philippe Béja, spécialiste de la Chine. Rétention d'informations au début, communications rassurantes puis censure... Plusieurs observateurs font une analogie entre la crise que traverse le régime autoritaire chinois et la catastrophe nucléaire de 1986, qui avait mis en lumière les failles d'un régime soviétique moribond. A une nuance près : "Une différence est notable, remarque le directeur de recherche émérite au CNRS. A l'époque, Gorbatchev était disposé à lancer des réformes pour moderniser l'URSS et tendre vers un régime moins autoritaire. Avec Xi Jinping, c'est tout le contraire." 

* Le prénom a été changé pour garantir l'anonymat du témoin. 

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