François Gemenne : "En 2023, les investissements de Shell dans les renouvelables se montaient à trois milliards de dollars, deux fois moins que le budget marketing"
C’est une contestation dont on a peu parlé, mais qui est pourtant assez significative : au sein du géant pétrolier Shell, la colère gronde. Les salariés reprochent à la direction de renoncer à des investissements dans les énergies renouvelables, pour se concentrer sur les profits immédiats du pétrole. Et ils ont donc publié une lettre ouverte adressée à la direction, qui fait évidemment beaucoup de bruit à l’intérieur de l’entreprise.
franceinfo : Cette contestation est-elle justifiée ?
François Gemenne : On peut dire ça. Ces derniers mois, Shell s’est retiré de projets éoliens en France et en Irlande. Et surtout, la compagnie envisage de vendre des participations dans des projets d’énergies renouvelables en Inde. En 2023, les investissements de Shell dans les renouvelables se montaient à 3 milliards de dollars. C’est-à-dire deux fois moins que le budget marketing. Et surtout, bien en dessous des investissements dans l’extraction de pétrole et de gaz, qui se montent à 8 milliards de dollars, selon le rapport annuel de la compagnie. Pour une compagnie qui se prétend leader de la transition énergétique, ce n’est pas génial…
Shell, leader de la transition énergétique, c’est une blague ?
En tout cas c’est ce que se disent une bonne partie des employés de Shell, qui ont l’impression d’avoir été roulés dans la farine, que l’affichage de l’entreprise sur la transition énergétique c’était du greenwashing. Et donc plusieurs employés ont démissionné, et des actionnaires se sont aussi retirés : par exemple, c’est le cas de l’Église d’Angleterre, qui avait pourtant plus de dix milliards de livres sous gestion.
On parle de Shell, le Britannique, mais on fait exactement les mêmes reproches à Total Energies en France ?
Tout à fait. Et pareil pour BP. Il y a quelques années, Total a changé de nom et de logo pour devenir Total Energies, et marquer ainsi son engagement à diversifier ses activités, au nom dans la transition énergétique. Sauf que dans les faits, on reproche à Total de s’accrocher encore au pétrole, et de ne pas investir assez dans les renouvelables.
"En 2023, les investissements de Total Energies dans les renouvelables se montent à cinq milliards de dollars."
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C’est un peu plus que Shell, et surtout c’est un montant qui est légèrement supérieur aux investissements dans de nouveaux projets pétroliers et gaziers, qui se montent à 4,5 milliards de dollars. Et parmi ces nouveaux projets, certains sont évidemment très controversés, comme l’oléoduc EACOP, qui traverse l’Ouganda et la Tanzanie…
Il ne faut pas être naïf : est-ce qu’on peut vraiment reprocher à des compagnies pétrolières d’investir dans le pétrole ?
C’est tout l’enjeu, précisément ! Si on regarde le tableau mondial des investissements en 2023, les investissements dans les énergies décarbonées ont dépassé 1700 milliards de dollars, c’est un record, et un montant supérieur aux investissements dans les énergies fossiles, un peu au-dessus de 1000 milliards. Mais le problème, c’est d’abord que les investissements dans les renouvelables se font surtout dans les pays industrialisés, et pas dans les pays du Sud, et aussi que les investissements dans les énergies fossiles continuent d’augmenter ! On investit à la fois dans les fossiles et les renouvelables, et de ce fait les renouvelables s’ajoutent aux fossiles, et ne les remplacent pas.
"C’est comme si on voulait supporter à la fois le PSG et l’OM lors du Classico…"
François Gemennefranceinfo
On l’a encore vu à l’université d’été du MEDEF, lors d’une table ronde qui réunissait le PDG de Total Energies Patrick Pouyanné et le climatologue Jean Jouzel, où le premier reprochait au second de ne pas être dans la vraie vie.
Toute la contradiction est là : dans une économie décarbonée, est-ce qu’il y a encore une place pour des entreprises comme Total Energies ou Shell ? Est-ce que des entreprises qui se sont construites sur l’exploitation du pétrole peuvent se transformer et devenir des entreprises leader de la transition énergétique ? Si on considère que ces entreprises doivent disparaître dans une économie décarbonée, le risque est qu’elles s’accrochent au pétrole jusqu’à la dernière goutte.
"L’histoire de Shell doit nous inciter à l’optimisme."
François Gemennefranceinfo
Parce que Shell n’a pas toujours fait du pétrole : au départ, Shell vendait des antiquités, et notamment des coquillages de collection, d’où le nom et le logo de l’entreprise. Mais ça ne veut pas dire que Shell pourra un jour revenir aux coquillages. Et les compagnies pétrolières n’envisagent pas toutes leur avenir de la même façon : certaines envisagent, à terme, une baisse de la demande de pétrole – c’est le cas de Shell ou de Total Energies – tandis que d’autres, comme Exxon ou Aramco, tablent sur une hausse qui va durer encore très longtemps.
Mais si on veut travailler à la transition énergétique, ça semble paradoxal de travailler pour un groupe pétrolier ?
En tout cas, les employés de Shell qui ont démissionné ont l’impression d’avoir été grugés. Est-ce qu’on peut vraiment faire évoluer une entreprise de l’intérieur ? Aujourd’hui, de plus en plus d’étudiants refusent de travailler pour des entreprises qui contribuent lourdement au changement climatique et à l’érosion de la biodiversité. Et on peut imaginer que des difficultés de recrutement pousseraient aussi les entreprises à s’interroger et à se remettre en question. Donc je comprends que certains étudiants soient tentés par la désertion, la bifurcation, ou ne veuillent plus travailler que dans des entreprises régénératrices, comme Patagonia ou Veja. Mais j’ai tendance à considérer que la transition va largement se jouer dans les entreprises énergétiques, et que c’est là qu’il faut porter le combat écologique… Soyez radical, allez chez Total !
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