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Profession : reporter. Enquêter au Sahel entre djihadistes et soldats

Que s'est-il passé le 3 janvier 2021 à Bounti, village reculé du Mali ? Un bombardement de l'armée française a tué 19 personnes et en a blessé huit autres. "Des djihadistes" selon l'État-major. "Des civils", disent les survivants qui décrivent une cérémonie de mariage frappée par les missiles. Qui croire ? Omar Ouahmane, grand reporter de la rédaction internationale de Radio France s'est rendu sur place. 

Article rédigé par franceinfo - Eric Valmir
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Après le bombardement du 3 janvier 2021 au Mali, Omar Ouahmane, grand reporter de la rédaction internationale de Radio France, est allé sur place pour comprendre et interroger les témoins.  (OMAR OUAHMANE / RADIO FRANCE)

Rares sont les journalistes qui s'aventurent dans le Liptako, la zone des trois frontières sans délimitation physique entre Mali, Burkina Faso et Niger, devenu l'épicentre du djihadisme au Sahel. Trop dangereux. 

D'aileurs, dans ces pays, les reporters, même les locaux, ne sortent pas des capitales Bamako et Ouagadougou. Depuis l'assassinat de Ghislaine Dupont et Claude Verlon de Radio France International, les journalistes occidentaux ne courent pas le risque de circuler seuls dans les provinces reculées du Mali. Alors souvent, la solution consiste à être embarqué par l'Armée française et les forces de Barkahne. Ainsi sécurisé, le reporter avance avec les soldats pour découvrir la complexité de leur mission. 

Des kilomètres de pistes, de sable et de poussière

Le moindre civil peut être un djihadiste ou un informateur de djihadistes. Au sol, les contrôles sont compliqués. La maîtrise des dialectes et la connaissance d'un terrain si vaste font défaut. En revanche, les surveillances aériennes et missions de repérage par drone, souvent menées par les Américains depuis la base de Dirkou au Niger, constituent une base d'informations solides sur les mouvements de combattants djihadistes. 

Mais être embarqué, on dit "embeded", par l'armée pose un problème déontologique : on ne dispose que d'une vision de cette crise, et c'est la vision des États-Majors de Barkhane, et quand la vision est contestée, personne ne peut vérifier. 

Le village de Bounti, dans le centre du Mali. (RADIO FRANCE)

Le 3 janvier 2021, deux Mirages 2000 français frappent Bounti. Le bilan est lourd. Très vite, des voix s'élèvent. "C'est une bavure, ils ont tué des civils". "Faux, c'était des combattants en civils". 

Qui croire ?

L'armée française qui sous-entend que mettre sa parole en doute consiste à produire une désinformation ?  Ou les locaux qui vivent sous la pression des djihadistes, avec des djihadistes qui ont tout intérêt à voir circuler l'information selon laquelle les Français tuent des civils ? Qui instrumentalise qui ? Sans doute tout le monde à fois. Comment y voir clair ? En se rendant sur place. 

Omar Ouahmane n'est pas allé à Bounti. Le risque de se faire enlever ou tuer était trop grand et une ambulance de Médecins sans Frontières ramenant des blessés s'est faite attaquer. Omar s'est fixé à Mopti, centre urbain le plus proche du village. Disposant de solides relais locaux qu'il a sollicités avant de partir, le grand reporter de Radio France a pu rencontrer les survivants de ce qui fut  - quelle qu'en soit la version retenue - un carnage. La reconnaissance des corps fut difficile. 

Que disent les témoins ?

 "Il y avait un mariage, il faisait chaud. Les hommes prenaient le frais sous un arbre, les femmes étaient dans les cases, préparant à manger. Ils venaient de prier. Et l'enfer s'est abattu. 

 Il n'y avait pas d'armes. Personne n'était armé. C'était vraiment un mariage. 

La zone est sous contrôle djihadiste et la charia est appliquée. Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Oui, il y avait des enfants. Mais que des civils sur place encore une fois." 

Des civils ont-ils été tués ? Ou y avait-il des combattants sans arme mêlés aux civils ? Les témoins affirment le contraire et disent que les djihadistes sont venus bien après le bombardement. 

Abdoulaye, 30 ans, habitant de Bounti (Mali), était présent le jour des frappes françaises, le 3 janvier 2021. (OMAR OUAHMANE / RADIO FRANCE)

La parole ne se libère pas si facilement

La peur des représailles est omniprésente. Peur des djihadistes, peur de l'armée malienne qui associe la communauté peul au terrorisme et se rend coupable, parfois, d'exactions. Or, l'armée malienne collabore avec Barkhane. L'armée malienne est proche du pouvoir. Le population locale est entre deux feux, dans un étau. 

Ce que raconte Omar Ouahmane dans "Profession Reporter", c'est cette amertume. De voir une région, celle de Mopti, où l'État malien a failli. Pas de fonctionnaires, pas de services publics, pas d'école, pas de justice, pas de police. Plus rien. Une population sous le joug des djihadistes. Une population qui n'est pas animée d'un sentiment anti-français, comme à Bamako, consciente du rôle de Barkhane. Si les soldats partaient, un boulevard serait ouvert aux groupes terroristes.

Mais ces soldats sont sous pression dans un désert de poussière, avec des unités tuées dans des guets-apens, avec une guerre à mener contre des djihadistes qui se cachent et qui circulent habillés comme n'importe quel nomade ou paysan. Et parfois, un mauvais renseignement, ce n'est pas le bon village où se trouvent les djihadistes, ce n'est pas la bonne heure où ils sont censés venir ; et la frappe chirurgicale ne l'est pas, et tue des innocents. Et alors, la colère et la rage chez les habitants. Et cette impression d'ensablement, comme l'agonie d'une région et d'une culture. 

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