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Reportage Référendum en Nouvelle-Calédonie : dans la tribu de Tiendanite, l'amertume des indépendantistes face à un scrutin vécu comme "une provocation politique"

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial à Hienghène (Nouvelle-Calédonie)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des habitants de la tribu de Tiendanite, à Hienghène (Nouvelle-Calédonie), passent à cheval devant les panneaux électoraux installés pour le référendum, le 1er décembre 2021. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Dans le nord-est de la Grande Terre, ce bastion indépendantiste a voté deux fois "oui" à 100% des suffrages pour sortir du giron de la République française. Mais cette fois, la centaine d'électeurs pourraient bien rester à la maison.

C'est "forcément quelqu'un de costaud" qui a enfoncé les sept poteaux en bois dans le sol, parce que "ça résisterait à un cyclone". Les planches de contreplaqué ont été découpées façon "panneaux électoraux". L'unique isoloir, lui, sera posé là, au fond du préau, "une fois qu'on aura tiré les tables et poussé les bancs". Un habitant de la tribu de Tiendanite, perchée en pleine nature dans le nord-est de la Nouvelle-Calédonie, joue la scène : les gens entreront "par ce côté" et devront aller "tout droit jusqu'au registre". Quelques jours avant le troisième et dernier référendum d'indépendance fixé au dimanche 12 décembre, "des monsieurs" de la mairie de Hienghène, la commune située à une trentaine de minutes de chemins cabossés, sont venus "vérifier" que la petite centaine d'électeurs de la tribu puisse participer au scrutin "de manière conforme".

Une carte de la Nouvelle-Calédonie positionnant le chef-lieu Nouméa et la commune de Hienghène. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Jean-Paul, qui peut voir le bureau de vote de la tribu depuis sa petite habitation en tôle, se demande quand même si "tout ça" va beaucoup servir. "Je n'irai pas voter, moi, lance ce Kanak de 50 ans, pieds nus, tee-shirt de travail sur le dos. La consigne, c'est de ne pas bouger le jour du vote, donc je ne bougerai pas. Ou peut-être que j'irai chasser le cerf et le cochon." La "consigne" qu'il entend respecter, elle vient "de là-haut", des leaders indépendantistes qui ont fait savoir qu'ils ne souhaitaient pas participer à cet ultime référendum puisque l'Etat français a refusé de le reporter. Le Parti de libération kanak (Palika) y a vu une "provocation politique". Pire, une "déclaration de guerre" de la part de Paris. Il n'y a pas de mots assez forts "pour dénoncer l'absurdité d'une consultation d'autodétermination sans le peuple colonisé".

A leurs yeux, "impossible" de faire une "campagne équitable" en pleine épidémie de Covid-19. L'archipel, qui a vécu sans le virus pendant un an et demi, a en effet été rattrapé en septembre. Et violemment : 270 morts en six semaines pour une population de 271 000 habitants. Parmi les victimes, une majorité de Kanaks. "Le virus est entré dans notre tribu, maugrée Jean-Paul, morceau de bois dans la main. On n'a pas eu de morts, ici, mais des malades oui, plusieurs." Un habitant de la tribu est bien décédé il y a peu, "un vieux", "pas à cause du Covid". Il a été enterré, "mais la période de deuil n'a pas encore pu commencer à cause des restrictions sanitaires".

"Chez nous, les Kanaks, les rituels de funérailles, ça dure plusieurs jours, plusieurs semaines. On n'a vraiment pas la tête à faire de la politique en ce moment."

Jean-Paul

à franceinfo

Un garçon au volant d'un pick-up, cheveux bruns jusqu'aux épaules, encore secoué des cahots de la route, baisse sa vitre : "Ce que je fais le 12 décembre ? Rien, je resterai chez moi", coupe-t-il, avant de repartir en trombe sur le chemin de terre, laissant derrière lui un nuage de poussière. Dans ce bastion indépendantiste, qui a voté à 100% pour le "oui" aux deux précédents référendums, le taux de participation devrait sacrément dégringoler cette fois : 20% ? 30%, 40%, 50% ? Il était de 96,97% en 2020 et de 92,55% en 2018.

Jean-Paul, un habitant de la tribu de Tiendanite, à Hienghène (Nouvelle-Calédonie), reçoit devant sa maison, le 1er décembre 2021. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

"On vit avec nos veuves"

Ici, dans ce berceau de l'âme kanak, chaque mot de l'Etat prend une résonance particulière. C'est qu'une cicatrice vieille de trente-sept ans n'a pas encore tout à fait disparu : le 5 décembre 1984, dix membres de la tribu sont abattus par des anti-indépendantistes qui leur ont tendu une embuscade alors qu'ils rentrent d'un meeting politique. On est alors au tout début des "événements", comme les habitants appellent ces années de violences, souvent sanglantes, entre indépendantistes et loyalistes.

Les carcasses de leurs voitures criblées de balles sont toujours sur le bord de la route, manière de ne pas oublier. Sur une plaque de marbre noir, on a gravé ces quelques vers : "Toi le passant, garde en mémoire/Que la conquête de Kanaky, en lettres de sang est écrite à jamais." Les corps des victimes reposent dans un cimetière, sur les hauteurs de la tribu, à gauche d'une chapelle. "Tout ça, ça s'est passé à côté, dans la vallée, décrit, Jean-Philippe Tjibaou, 47 ans, les yeux dirigés vers les plantations d'ignames. J'avais 10 ans à l'époque, les gens entendaient les bruits de fusils à 10 kilomètres autour, on a retrouvé 500 douilles vides, 500 ! On vit avec nos veuves depuis." La douleur de perdre un proche, lui connaît "trop" : il est le fils aîné de Jean-Marie Tjibaou, le leader emblématique du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), qui sera assassiné par l'un des siens quatre ans et demi plus tard, le 4 mai 1989, sur l'île d'Ouvéa.

Les carcasses de voitures de l'embuscade du 5 décembre 1984 à Hienghène, le cimetière où reposent les dix victimes kanaks, ainsi qu'une plaque commémorative en leur mémoire. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

C'est d'ailleurs devant la maison qui a vu grandir son père qu'il veut nous recevoir. "Vous me demandez s'il fallait maintenir ou repousser le référendum ? Je crois surtout que le simple fait de poser la question montre qu'on ne nous comprend toujours pas, résume-t-il, lentement, les doigts dans sa barbichette grise. Ni l'Etat, ni les non-indépendantistes loyalistes. Les accords de Matignon, c'était il y a trente-trois ans. Et il s'est passé quoi depuis 1988 ? On a l'impression que les Kanaks ne sont toujours pas respectés. Est-ce qu'on a avancé ? Quasiment pas, en tout cas pas assez."

"Des gens avec qui on doit 'faire peuple' semblent avoir découvert que notre deuil est important. Ils ne nous comprennent pas. Non, ils ne veulent pas nous comprendre."

Jean-Philippe Tjibaou

à franceinfo

Et pourtant, le 12 décembre, il ira mettre son bulletin dans l'urne, lui. "J'ai réfléchi, beaucoup réfléchi, et j'ai décidé que j'allais voter blanc. C'est une manière, je trouve, d'être actif malgré tout, de rester des citoyens, pas des moutons. De dire : 'C'est raté votre truc'. On a le sentiment qu'ils ont gâché notre vote en le maintenant."

Le militant indépendantiste Jean-Philippe Tjibaou, le 30 novembre 2021, au centre culturel de Hienghène (Nouvelle-Calédonie). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

"Les gens me disent surtout qu'ils ne viendront pas voter"

Dans les couloirs boisés de l'hôtel de ville de Hienghène, avec vue carte postale sur la "Poule couveuse", l'emblématique formation rocheuse en calcaire du coin, monsieur le maire a aussi "entendu parler" du fait que certains des 2 500 électeurs iraient "quand même voter", "soit blanc, soit carrément 'oui'". "Après, est-ce qu'ils seront beaucoup ? Je ne pense pas, imagine Bernard Ouillate, lui-même élu sous les couleurs indépendantistes lors des dernières municipales. Quand j'en parle, les gens me disent surtout qu'ils ne viendront pas. Moi-même, je ne voterai pas." Il risque donc bien d'y avoir de l'écho dans les dix bureaux de vote de la commune, et les 3 000 bulletins "oui" et 3 000 bulletins "non" que le Haut-Commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie a fait envoyer à Hienghène depuis Nouméa ne devraient pas beaucoup bouger des cartons.

Cela n'empêche que l'édile a préparé le scrutin "normalement", "comme si de rien n'était", comme l'exige sa fonction de représentant de l'Etat, et comme le demandent les instances du FLNKS, auquel il appartient. Il a missionné une équipe pour déposer le matériel dans les dix bureaux de vote, dont le plus éloigné, celui de la tribu d'Ouayaguette, la plus reculée du territoire calédonien, est à deux bonnes heures de route. Il a ressorti les quinze isoloirs qui ont déjà servi pour les deux référendums, trouvé dix présidents de bureaux de vote, vingt assesseurs et dix secrétaires. Dès qu'il les croise, il leur rappelle que "c'est rendez-vous à 6h30 et ouverture à 7 heures". La "madame élections" de la commune passe une tête dans le bureau : "Tout est bien O.-K. ?"

Bernard Ouillate, le maire de Hienghène (Nouvelle-Calédonie), vérifie le matériel électoral avant le référendum d'autodétermination du 12 décembre 2021. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Depuis quelque temps, Bernard Ouillate insiste aussi pour que ses équipes sur le terrain "appellent tout le monde au calme" le jour du vote. "Je ne suis pas inquiet mais je préfère répéter les choses, assure-t-il. Les quelques personnes qui votent contre l'indépendance dans la commune [elles étaient 84 en 2020], elles ont le droit de le faire, et elles auront encore le droit de le faire le 12. Il faut absolument respecter leur choix."

Le FLNKS, qui n'appelle pas à la violence, n'exclut pas néanmoins "des débordements" du fait "de jeunes sensibles à la cause indépendantiste" et qui ne suivraient pas les consignes. Les "coups de pression devant les bureaux de vote, on a déjà vu ça, raconte un habitant de Hienghène, la quarantaine, qui préfère ne pas donner son nom. J'ai peur que les Kanaks qui iront voter dimanche soient considérés comme des traîtres, ou comme des gens qui se sont couchés devant l'exigence des loyalistes et de l'Etat."

Quoi qu'il se passe le 12, "cela restera comme un gros caillou à la face de tout le monde, constate Jean-Philippe Tjibaou en allongeant son impressionnante carrure sur le canapé de la maison familiale. C'est que le droit à l'autodétermination du peuple kanak ne s'arrêtera pas le dimanche soir ou le lundi matin. Si ce n'est pas ce coup-là, ce sera pour une autre fois, pour un autre moment. On a poursuivi le travail de nos vieux et nos enfants le poursuivront après. Vous savez, on a toujours appris à défendre notre part d'humanité. Et ce, par tous les moyens." Ces dernières semaines, environ 2 000 renforts de police, de gendarmerie et de l'armée ont posé leur paquetage dans l'archipel. Quelques têtes nouvelles ont notamment été aperçues dans les rues de Hienghène.

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