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"C'était la première campagne moderne" : comment Valéry Giscard d'Estaing a cassé les codes de la politique en 1974

Article rédigé par Margaux Duguet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Valéry Giscard d'Estaing, tout juste élu président de la République, le 20 mai 1974 à Paris. (AFP)

A l'orée des années 1970, VGE a fait souffler un vent de modernité sur la manière de faire campagne. Une stratégie gagnante, qui a conduit le jeune candidat à l'Elysée. L'ancien président de la République est mort mercredi 2 décembre, à l'âge de 94 ans.

"C'était ma plus belle campagne, c'était joyeux, c'était gagnant". Il y a quarante-six ans, Dominique Bussereau, président du département de Charente-Maritime et ancien ministre de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, se lance dans sa première campagne électorale. Alors membre des Jeunes républicains indépendants (JRI), il se jette avec ses camarades dans l'aventure présidentielle de 1974. Leur cheval de course ? Valéry Giscard d'Estaing, ministre de l'Economie et des Finances. Lorsque le président Georges Pompidou meurt, le 2 avril, sans désigner de successeur, son ambitieux ministre n'est pas pris au dépourvu : il se prépare à la fonction suprême depuis quelque temps déjà. Pourtant, il le sait, la pente est raide. Face à lui, Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre de Pompidou, bénéficie du soutien du puissant parti gaulliste et fait figure de favori.

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Mais Valéry Giscard d'Estaing, mort mercredi 2 décembre à l'âge de 94 ans, va alors progressivement déjouer les pronostics. "Ça a été une opération commando, avec l'utilisation de nouveaux moyens. C'était la première campagne moderne", assure à franceinfo Dominique Bussereau. "La campagne de Giscard [qui a alors 48 ans, ndlr] repose sur une forme de rupture avec la majesté gaullienne, complète Christian Delporte, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Saint-Quentin-en-Yvelines. Et l'inspiration, c'est John Fitzgerald Kennedy. A cette époque, on est encore sous le charme de la campagne de l'ancien président américain", élu en 1960 et assassiné en 1963.

Aux Etats-Unis "pour étudier le marketing politique"

VGE, comme il est couramment surnommé, n'a rencontré qu'une fois, en 1962, le président américain, lorsqu'il était ministre. Mais selon son biographe officiel, Eric Roussel, cette rencontre "l'a beaucoup marqué". Conséquence : le candidat, qui s'est déclaré le 8 avril dans son fief de Chamalières (Puy-de-Dôme) "a utilisé des techniques de communication largement inspirées de la campagne de 1960 de Kennedy", note le journaliste Alain Duhamel. Deux lieutenants de Giscard, le député Roger Chinaud et le préfet Charles-Noël Hardy, ont ainsi été envoyés aux Etats-Unis "pour étudier le marketing politique", raconte Le Monde.

Le président américain John Fitzgerald Kennedy avec le ministre des Finances Valéry Giscard d'Estaing, le 20 juillet 1962 à Washington.  (AFP)

Le directeur de L'Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber, devenu en 1970 député de Meurthe-et-Moselle et en 1971 président du Parti radical, a également fait venir un ancien conseiller de John Fitzgerald Kennedy, Joseph Napolitan, dont "Giscard minimisera le rôle", remarque le quotidien du soir. Ce "fameux spin doctor américain" est l'auteur, en 1972, d'un best-seller, The Election Game and How to Win it (qu'on peut traduire par La Campagne électorale et comment la gagner), rappelle l'historien Michel Winock dans la revue L'Histoire. Concrètement, cette inspiration américaine passe notamment par un recours plus intensif aux sondages mais aussi par la constitution d'une véritable équipe de communication. "C'est le premier homme politique à s'être entouré d'une équipe de communicants", souligne Christian Delporte.

Une affiche historique

Mais VGE pousse encore plus loin le modèle Kennedy en embarquant, comme le président américain avant lui, sa propre famille dans la course à la présidentielle. Le "symbole", selon Christian Delporte, en est cette affiche officielle de campagne, sur laquelle on voit poser le jeune candidat avec sa dernière fille, Jacinte. 

"C'est la nouveauté absolue, il est le premier candidat à faire campagne en famille."

Alain Duhamel, journaliste politique

à franceinfo

"J'ai voulu qu'elle soit présente sur les affiches, car je trouve qu'une photographie de moi tout seul aurait fait triste", raconte Giscard à France Soir, le 12 mai 1974, dans l'entre-deux-tours de la présidentielle. En réalité, le choix de cette affiche est un peu le fruit du hasard. "Un dimanche d'avril 1974, Valéry Giscard d'Estaing et sa fille cadette Jacinte descendent dans le jardin des Tuileries, sous les fenêtres du ministère des Finances, avec un photographe de Paris Match qui réalise un reportage" sur le candidat, raconte Slate

L'affiche de Valéry Giscard d'Estaing avec sa fille Jacinte, pour la campagne de 1974. (HERMANN WENDLER / PASSAGE DE RETZ / AFP)

"Vers 10 heures, Giscard arrive avec sa fille de 13 ans, car elle n'avait rien d'autre à faire. On commence à s'installer lorsque soudain, il demande : 'Pourquoi ne ferions-nous pas la photo avec Jacinte ?' C'est tout lui", se souvient l'ancien conseiller du président, Bernard Rideau, dans une interview à L'Express. Ce dernier ne voit pas d'un très bon œil l'implication de la fille du candidat dans la campagne. "Je trouvais qu'on allait trop loin dans la vie privée. Je me demandais si les gens allaient comprendre", poursuit Bernard Rideau. Giscard n'est pas du même avis et se décide même à utiliser le cliché pour sa première affiche de campagne en couleurs. Pour l'historien Alain Gesgon, interrogé par Valeurs Actuelles, "même s'il est impossible de mesurer l'impact d'une affiche sur une élection, ce choix a beaucoup à voir avec sa victoire à l'élection présidentielle".

"Giscard à la barre" sur 50 000 tee-shirts 

Une affiche percutante qui va de pair avec un slogan tout aussi marquant : "Giscard à la barre", trouvé, selon L'Express, par Anne d'Ornano, l'épouse de Michel d'Ornano, bras droit du candidat. "En quelques jours, il s'écoule 50 000 tee-shirts", souligne l'hebdomadaire. Ils sont notamment portés par les jeunes militants des JRI. "Giscard a compris que le meeting, c'est d'abord de l'image", souligne Christian Delporte. 

"Au premier rang, il y a tous ces jeunes pour incarner la jeunesse et avec leur slogan 'Giscard à la barre', ça attire l'œil des caméras."

Christian Delporte, historien

à franceinfo

"Cela lui donne un côté presque collégien, afin que le sérieux du polytechnicien fort en thème s'atténue dans la chaleur de gens qui ont compris qu'on va tourner une page, qu'on se dirige vraiment vers la 'modernité', analyse Bernard Rideau dans L'Express. Comme Giscard a souvent ce mot à la bouche, il faut qu'il soit évident."

Outre l'implication des jeunes, Giscard va également faire appel aux "people". Johnny Hallyday, Brigitte Bardot, Charles Aznavour, Alain Delon... Tous vont soutenir le jeune candidat. Une nouveauté ? "Jusqu'à présent, on avait plutôt des artistes, des intellectuels, qui, comme Jean Ferrat ou Yves Montand pour le PCF, s'engageaient", souligne Christian Delporte. 

Le chanteur Johnny Hallyday, lors de la campagne présidentielle de Valéry Giscard d'Estaing, le 1er mai 1974 à Paris.
  (AFP)

Le 1er mai, Johnny Hallyday et Sylvie Vartan débarquent ainsi au QG du candidat avec du muguet pour l'offrir à Anne-Aymone Giscard d'Estaing, l'épouse de VGE. Sous l'œil des photographes et des caméras. 

"Giscard, c'est un enfant de la télé"

Car Giscard a très bien compris le pouvoir d'un média en pleine expansion : la télévision. "C'est un enfant de la télé", assure Christian Delporte. Lorsqu'il était ministre de l'Economie et des Finances, il expliquait une fois par mois sa politique économique à la télévision à grand renfort de courbes et de graphes, rappelle Alain Duhamel. "Giscard est un habitué de la télévision, il s'était même fait construire un petit studio pour répéter", rapporte le journaliste. 

Si le jeune ambitieux se sert de la télévision pour expliciter sa politique, il sait aussi se mettre en scène. VGE fait du ski, VGE joue au football, VGE joue de l'accordéon... Le but ? Afficher sa proximité avec les Français, comme lorsqu'il assure, lors de sa déclaration de candidature, vouloir "regarder la France au fond des yeux".

"Il a mis en scène systématiquement sa jeunesse. C'était saisissant par rapport à De Gaulle et Pompidou."

Alain Duhamel, journaliste

à franceinfo

Résultat : lorsqu'Alain Duhamel propose à Valéry Giscard d'Estaing un débat télévisé lors de l'entre-deux-tours – le premier du genre – face à son adversaire François Mitterrand, le candidat n'hésite pas. "Il a été d'accord tout de suite car il pensait qu'il était meilleur que Mitterrand, il avait un comportement d'habitué de la télévision", raconte l'éditorialiste. Au contraire, François Mitterrand "se méfiait de l'ORTF, il savait qu'il n'était pas bon". Le 10 mai 1974, 25 millions de téléspectateurs sont devant leur poste pour regarder ce duel politique. "Les candidats étaient conscients que le débat risquait d'être déterminant car les sondages donnaient du 50/50", indique le journaliste. 

L'aisance de VGE saute aux yeux et sa célèbre formule – "Vous n'avez pas, monsieur Mitterrand, le monopole du cœur" – fait mouche. Selon son conseiller, Bernard Rideau, elle n'avait en réalité rien de spontané et a surgi lors d'"un training oral" de près de trois heures avec Jean Serisé, son agitateur d'idées. Face à lui, son opposant socialiste apparaît "plus sur la défensive". "Mitterrand s'était préparé en grand parlementaire, il regardait ses notes, mettait ses lunettes, cela faisait moins spontané", se rappelle Alain Duhamel. Résultat : le lendemain, selon le sondage Sofres-Le Figaro, les Français estiment que Valéry Giscard d'Estaing est "le plus sympathique", "le plus clair", "le plus sincère", celui qui a "le plus l'étoffe d'un président de la République." Le 19 mai, il est élu président de la République avec 50,81% des voix. 

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