: Enquête Uber Files : les liaisons dangereuses d'Uber en Russie
L’intense stratégie de lobbying mise en place par la société américaine pour se développer a aussi été appliquée en Russie. La multinationale a cherché à approcher des proches de Vladimir Poutine, parfois à la limite de la légalité, sans cependant réussir à s’implanter durablement.
Par une soirée pluvieuse de printemps 2016, des magnats de la tech et des politiciens russes sont attablés au Moscow City Golf Club, un lieu de rencontre privilégié tout près de la Moskva, un affluent de la Volga. L’invité vedette du jour c’est Travis Kalanick, co-fondateur et alors patron d’Uber. Il évoque avec ses convives le big data, l'intelligence artificielle et d'autres sujets liés aux nouvelles technologies. Il attend beaucoup de cette soirée. Le patron de la multinationale américaine espère développer les activités de son groupe en Russie. Pour préparer cette rencontre, il a fait cartographier les liens existants entre des milliardaires et des personnalités politiques russes, y compris Vladimir Poutine. Preuve de l’intérêt qu'il porte à ce nouveau marché, Mark MacGann, alors responsable de la politique publique européenne d'Uber, écrit dans un email envoyé à deux cadres de l'entreprise : "Dieu préserve les Russes, où les affaires et la politique sont si... Intimes".
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Aujourd’hui, les Uber Files, cette fuite de documents internes d'Uber obtenus par le Guardian et partagés avec le Consortium internationale des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses partenaires, dont la cellule investigation de Radio France, permettent de mieux comprendre comment la multinationale s’y est prise pour s’implanter en Russie.
"Un acteur du processus législatif"
Un document d'information de neuf pages interne à Uber préconise tout d’abord de "garder un profil bas, étant donné le climat géopolitique actuel". L'un des "objectifs clés" de l’entreprise consiste à "devenir un acteur actif du processus législatif" en identifiant "les principales parties prenantes commerciales et politiques". Le document énumère une série d'oligarques et de milliardaires qu'il appelle des "alliés" potentiels, tels que le puissant directeur général de la Sberbank, Herman Gref, ou encore Mikhail Fridman, le cofondateur d'Alfa-Group, un conglomérat financier et industriel russe. Le document précise que l'entreprise pourrait utiliser ces alliés "pour protéger l'entreprise des attaques des concurrents et des forces invisibles".
Dans un échange d'emails datant de 2014 au sujet d'investisseurs russes potentiels, Emil Michael, alors directeur commercial d'Uber, enfonce le clou : "Je pense que nous voulons quelqu'un d’aligné avec Poutine". Il affirme aujourd’hui ne pas se souvenir de ses écrits. "La société a examiné tous les profils d’investisseurs", nous a-t-il expliqué.
Uber s’associe à une puissante banque russe
Les emails auxquels nous avons eu accès montrent qu’un rapprochement entre Uber et la Sberbank va alors avoir lieu grâce à David Plouffe, un ancien conseiller de Barack Obama en charge de la politique d’Uber. Celui-ci rencontre Herman Gref lors d'un voyage d'été en Russie en 2015. À cette époque, la Sberbank est pourtant sous le coup de sanctions des gouvernements américain et européens, à cause de l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Mais cela ne l’empêche pas de signer un accord avec Uber en septembre 2015. Herman Gref va alors plaider la cause de la multinationale américaine auprès du maire de Moscou, et faire la promotion d'Uber sur son application mobile. Elle lance aussi un programme de financement des véhicules pour ses chauffeurs. Et, toujours selon les Uber Files, les clients de la Sberbank reçoivent des points de fidélité sur leurs trajets Uber, ce qui aurait apporté à l’entreprise près de 20 000 nouveaux usagers pour la seule année 2015. Uber aurait encore exploré la possibilité de faire de la carte de crédit de Sberbank le moyen de paiement privilégié de ses trajets en Russie. Dans un mémo opportunément intitulé "apprivoiser l’ours" il est écrit qu'avec Mikhail Fridman et Herman Gref, Uber a "en théorie, une ligne directe avec le Kremlin".
L'alliance Uber-Sberbank va cependant rendre furieux les chauffeurs de taxi russes. Un de leurs syndicats adresse une lettre au Premier ministre de l'époque, Dmitri Medvedev, pour se plaindre de ce que ce partenariat affaiblit la concurrence, fait baisser les salaires des travailleurs en cassant les prix, et viole les lois sur les taxis. Ils accusent même Uber d'évasion fiscale et de corruption. "Est-ce une pratique normale pour la plus grande banque d'État de la fédération de Russie, que de faire de la publicité pour des services potentiellement dangereux pour les citoyens ?", demandent les chauffeurs. "Pourquoi la Sberbank propose-t-elle des contrats de location et des prêts chers à certains, tout en accordant des conditions particulièrement favorables à Uber ?" Ni Herman Gref, ni David Plouffe n'ont répondu aà nos questions. La porte-parole d’Uber, Jill Hazelbaker, nous a cependant affirmé qu'Uber ne s'engagerait plus aujourd'hui dans une relation avec la Sberbank ou son patron Herman Gref.
Approcher Poutine
Autre enseignement des Uber Files : des discussions ont eu lieu entre Uber et la société d’investissement LetterOne, proche de Vladimir Poutine. En janvier 2016, le patron d’Uber, Travis Kalanick, rencontre Alexey Reznikovich, le PDG de LetterOne, au Forum économique mondial de Davos, en Suisse. Une "réunion importante", indique un document. "Il semble que nous soyons proches d'un accord." Cet accord sera trouvé en grande partie grâce à Peter Mandelson, ancien ministre du gouvernement britannique, et Benjamin Wegg-Prosser, l’ancien directeur de la communication du Premier ministre Tony Blair. Leur société de conseil stratégique, Global Counsel, a fourni à Uber des informations sur des influenceurs russes ayant "des liens étroits et une loyauté envers le Kremlin". Wegg-Prosser demandera même à LetterOne s'il peut organiser une réunion entre Uber et le chef de cabinet de Vladimir Poutine. En 2016, le contrat de "Global Counsel" avec Uber porte sur 87 000 dollars de rémunération par mois, un quart de cette rémunération concernant son travail sur la Russie.
Résultat : en février 2016, la société russe LetterOne annonce avoir pris une participation de 200 millions de dollars dans Uber dans le cadre d'un "partenariat stratégique". Une partie de cette transaction est restée confidentielle. Mais il semble qu’Uber lui aurait offert 50 millions de dollars sous forme de bons de souscription en actions. Selon un email rédigé par Mark MacGann, alors responsable de la politique publique d'Uber, cette offre visait à encourager la société LetterOne à aider Uber à s’implanter en Russie et à garantir "les tâches quotidiennes lourdes qu'elle entreprendrait en [son] nom à la Douma et auprès de l'administration présidentielle". Des documents montrent que les dirigeants de LetterOne ont effectivement contribué à mettre Uber en relation avec d'autres Russes influents, et notamment Vladimir Senin, le vice-président de l'Alfa Bank, qui est aujourd'hui membre de la Douma. Selon un mémo interne à Uber, ce dernier aurait réussi à faire intégrer des dispositions clés en faveur de la multinationale américaine dans un projet de loi fédéral consacré aux taxis. Projet qui n'a finalement pas été adopté. Mais selon un document rédigé par Benjamin Wegg-Prosser, Vladimir Senin "avait été payé correctement pour son soutien". Au moins 300 000 dollars pour un "travail de relations gouvernementales".
Un risque de corruption
Fraser Robinson, alors directeur commercial d'Uber pour l'Europe, le Moyen-Orient et l'Afrique, s’inquiète bientôt de ces nouveaux liens avec le Kremlin. Les avocats d'Uber redoutent que l'embauche de Vladimir Senin, en plus de l'octroi de bons de souscription en actions à LetterOne, ne viole la loi américaine interdisant la corruption d'agents étrangers. Les avocats avertissent que ces paiements pourraient être assimilés à des pots-de-vin. Interrogé à ce sujet dans le cadre de notre enquête, Mark MacGann a affirmé à la Cellule investigation de Radio France qu'il n’approuvait pas les paiements effectués à Vladimir Senin à l’époque. Fraser Robinson n’a pas souhaité s'exprimer. Et LetterOne nous a affirmé que ni la société ni ses cofondateurs n'ont jamais fait de lobbying pour le compte d’Uber. De son côté, l’oligarque Mikhail Fridman, a démenti auprès du Guardian avoir été "impliqué dans l'investissement d'Uber ou dans un quelconque lobbying". Quant à la porte-parole d'Uber, Jill Hazelbaker, elle confirme que sa société a bien signé un contrat avec Vladimir Senin, mais elle dément qu'Uber ait offert des bons de souscription d'actions en échange de la promesse d’obtention de règles ou de lois favorables à sa société. Selon elle, “les bons de souscription ont été acquis en fonction de la croissance relative d'Uber en Russie, et évalués en fonction du nombre de trajets effectués dans le pays”.
Uber se retire de Russie
Des bons de souscription d'actions, Uber en a également proposé à USM, une société détenue par l'oligarque d'origine ouzbèke Alisher Usmanov. Un accord, qui selon un porte-parole d'Usmanov, n'aurait aucune connotation politique. "Il est absurde de suggérer que la holding ou ses actionnaires pouvaient agir comme des 'lobbyistes politiques pour Uber'', a-t-il déclaré à la Cellule investigation de Radio France. Même son de cloche du côté du porte-parole de Travis Kalanick. Il nous a affirmé que l’ambition d’Uber de s’implanter en Russie s’est résumée à quelques voyages sur place et quelques réunions. Selon lui, Uber s’est toujours conformé aux préconisations de ses conseillers juridiques. Et "Il n’a aucune connaissance du fait que quelqu’un ait pu, au nom d’Uber, engager la moindre action qui enfreigne les lois Russes ou américaines".
Quoi qu’il en soit, Uber n'a pas pu pénétrer durablement le marché Russe. En 2017, la multinationale accepte de fusionner avec la société internet russe Yandex, qui exploite un service de covoiturage. Elles créent pour cela une coentreprise contrôlée par Yandex, pesant 3,7 milliards de dollars. Depuis, Uber a vendu la plus grande partie de sa participation. Et après l'invasion de l'Ukraine, le géant américain a annoncé son intention de couper tout lien financier avec la Russie. Uber a assuré à l'ICIJ et à ses partenaires que personne n'entretenait aujourd'hui de relations avec des oligarques. Selon Jill Hazelbaker, la porte-parole d'Uber "la direction actuelle pense que [le président russe Vladimir] Poutine est condamnable et elle désavoue toute association antérieure avec lui ou ses proches".
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